La guerre entre la Russie et l'Ukraine se tramait depuis 1991

 


Le mercredi 2 mars 2022

La guerre entre la Russie et l'Ukraine se tramait depuis 1991

Par le Professeur Rodrigue Tremblay

(Auteur du livre géopolitique « Le nouvel empire américain »de son livre sur la moralité « Le Code pour une éthique globale » et de son livre historique « La régression tranquille du Québec, 1980-2018 »)


« Je pense que c'est le début d'une nouvelle guerre froide... Je pense que les Russes vont progressivement réagir assez négativement et cela affectera leur politique. Je pense que c'est une erreur tragique. Il n'y avait aucune raison à cela. Personne ne menaçait personne d'autre. Cet élargissement ferait se retourner les Pères fondateurs de ce pays dans leurs tombes. Nous nous sommes engagés à protéger toute une série de pays, même si nous n'avons ni les moyens ni l'intention de le faire sérieusement. »

George F. Kennan (1904-2005), diplomate et historien américain, dans le New York Times, 2 mai 1998, à propos de l'expansion américaine de l'OTAN (dans une interview avec Thomas L. Friedman).


« Le but de l'OTAN [est] de garder les Russes à l'extérieur [de l'Europe], les Américains à l'intérieur et les Allemands en bas. »

Hastings L. Ismay (1887-1965), premier Secrétaire général de l'OTAN (1952-1957).


« Nous [le Département d'État] avons investi plus de 5 milliards de dollars pour aider l'Ukraine à atteindre ces objectifs et d'autres qui assureront une Ukraine sûre, prospère et démocratique. »

Victoria Nuland (1961- ) sous Secrétaire au Département d'État, 13 déc. 2013.


« L'Alliance de l'Atlantique Nord, malgré toutes nos protestations et nos préoccupations, ne cesse de s'étendre... En dépit de tout cela, en décembre 2021, nous avons tenté une nouvelle fois de parvenir à un accord avec les États-Unis et leurs alliés sur les principes de la sécurité en Europe et au non élargissement de l'OTAN. Tout a été en vain...

Pour les États-Unis et leurs alliés, il s'agit d'une politique dite d'endiguement de la Russie, d'un dividende géopolitique évident. Pour notre pays, c'est en fin de compte une question de vie ou de mort, la question de notre avenir historique en tant que Nation. »

Vladimir Poutine (1952- ), Discours à la Nation, mercredi 23 fév. 2022.



La guerre d'agression illégale et tragique qu'a lancée la Russie (146 millions d'h.) contre l'Ukraine (44 millions d'h.), un pays voisin, le 24 février 2022, a suscité beaucoup d'émotions et de réactions en Occident, et avec raison.


La plupart des gens aimeraient bien que les conflits internationaux se règlent par la diplomatie, ou à tout le moins, par le recours à un arbitrage entre les parties. Pour le plus grand malheur de l'humanité, ce n'est pas encore le cas. Il est inadmissible que des guerres d'agression sévissent encore de nos jours. En bout de ligne, ce sont les gens ordinaires, les pauvres et les jeunes, en particulier, qui finissent par payer, souvent  de leur vie, pour les erreurs et les échecs de supposés 'leaders'.


Malheureusement, il semblerait qu'il n'y ait plus aujourd'hui d'arbitre crédible dans le monde pour éviter les conflits militaires, à une époque où les armes sont de plus en plus meurtrières et destructrices.


Cela soulève plusieurs questions.


Est-ce que l'Europe, laquelle fut un immense champ de bataille dans la première moitié du 20e siècle, peut le redevenir au 21e siècle ? Est-ce que les États-Unis qui contrôlent l'OTAN ont poussé trop loin l'expansion de cette alliance vers l'Europe de l'Est et la Russie ? Pourquoi les institutions de paix dont le monde s'était doté après la Seconde Guerre mondiale semblent avoir dépéri au point d'être incapable d'éviter les guerres ? Est-il encore possible de réformer de telles institutions afin d'éviter que le monde ne retombe dans les travers des siècles passés ?


Compte tenu de la complexité de la réalité et des intérêts divergents en cause, il serait peut-être utile d'essayer d'identifier les principales raisons de cette détérioration de l'ordre international, au cours de plus d'un quart de siècle, spécialement depuis l'effondrement de l'Union soviétique, en décembre 1991.


• Le danger de répéter les erreurs du passé et d'isoler des pays de la vie internationale


La politique risquée de la corde raide, laquelle consiste à isoler, humilier et menacer des pays étrangers, est une approche très dangereuse dans les relations internationales. C'est une telle politique qui fut menée contre l'Allemagne par la France et les autres pays membres de la coalition appelée Forces de l'Entente, après la Première Guerre mondiale (1914-1918). Elle visait à soutirer de lourds paiements de réparation à l'Allemagne. Cela engendra un climat d'animosité qui créa les conditions qui finalement menèrent à la Seconde Guerre mondiale (1939-1945).


Aujourd'hui, le monde est à nouveau confronté à une guerre européenne entre la Russie et l'Ukraine, une guerre qui aurait due être évitée, avec un peu plus de bonne volonté, de leadership et de sagacité. Cette guerre d'agression illustre bien aussi, comment l'humanité risque de retourner à la situation géopolitique qui prévalait avant la Seconde Guerre mondiale.


C'était une époque où la Société des Nations était inopérante, un peu comme le sont aujourd'hui les Nations Unies. C'était aussi une période au cours de laquelle d'importantes nations furent humiliées, au cours des années qui suivirent la Première Guerre mondiale. Ces dernières entretenaient des ressentiments à l'endroit des pays vainqueurs, lesquels à leurs yeux ne songeaient qu'à leurs propres intérêts.


Rappelons que les Nations Unies ont été crées en 1945 pour prévenir les guerres. Mais au 21e siècle, les guerres d'agression sont encore courantes. Seulement au cours des derniers vingt ans, le monde a vu deux guerres d'agression illégales importantes, selon la Charte de l'ONU : l'invasion de l'Irak le 20 mars 2003 par les É.-U. et l'invasion de l'Ukraine par la Russie le 24 février dernier.


Cela est peut-être la preuve que le système politico-légal, mis en place en 1945 pour prévenir les guerres, ne fonctionne pas, à un moment dans l'histoire de l'humanité où une guerre impliquant des armes nucléaires pourrait être plus que catastrophique.


• La mentalité qui prévaut aujourd'hui au département d'État et à celui de la Défense aux États-Unis est des plus dangereuse


En effet, les analystes et les décideurs au département d'État et au Pentagon américains recourent souvent à des jeux de guerre pour créer des simulations de stratégies militaires d'action-réaction à l'aide d'ordinateurs, comme si la politique étrangère était une sorte de jeu de vidéo. Cela laisse peu de place à la pensée rationnelle, aux sentiments humains et à l'imagination.


Le fait même de s'appuyer sur de tels « jeux de guerre informatisés » est très dangereux, car cette usage d'ordinateurs programmés pourrait conduire à d'énormes erreurs dans la vie réelle, étant donné qu'ils peuvent présenter des hostilités militaires destructrices comme étant triviales et sans conséquence.


• L'OTAN comme  un substitut aux Nations Unies


Après la chute de l'URRS, en 1991, certains soi-disant « penseurs » du gouvernement américain ont vu une occasion de placer le gouvernement américain en position d'être le seul arbitre des relations étrangères internationales dans le monde, dans l'après-guerre froide. Ils considéraient les Nations Unies comme un organe encombrant où cinq pays (les États-Unis, la Russie, la Chine, le Royaume-Uni et la France) dominaient le Conseil de sécurité de l'ONU, avec leur droit de veto.


L'idée fut de recourir davantage à l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), une organisation supposément « défensive » et créée en 1949 pour le maintien de la paix en Europe, dans le but de contrer la menace posée alors par l'Union soviétique. On pensa, sans doute à juste titre, que l'OTAN serait plus favorable que l'ONU aux interventions américaines en ce monde. Cependant, contrairement à l'ONU, l'OTAN est une machine de guerre, qui n'a aucun mécanisme légitime pour ramener la paix lorsqu'elle est menacée.


Même si le gouvernement américain a souvent eu dans le passé le soutien des Nations Unies pour ses interventions à l'étranger, humanitaires comme militaires – la guerre de Corée (1950-1953) en fut un bon exemple – les choses ont changé en 1999. À cette date, l'administration du président Bill Clinton a lancé une campagne de bombardement de la Yougoslavie, sous le drapeau de l'OTAN, mais sans l'autorisation du Conseil de sécurité de l'ONU. C'était un précédent.


Depuis cette décision fatidique, toutes les interventions militaires américaines à l'étranger ont eu lieu sous le couvert de l'OTAN, et non pas sous celui des Nations Unies et de sa Charte. Et c'est là où le monde se retrouve aujourd'hui.


• Pourquoi la Russie assiégée est dans une position semblable à l'Allemagne vaincue dans les années '30


Le choc de l'après chute de l'Union soviétique ressemble pour la Russie à ce qu'a été pour l'Allemagne le choc subi après sa défaite lors de la Première Guerre mondiale. Dans les deux cas, il s'est agi de populations soumises à des influences extérieures qui ont perduré pendant plusieurs années. Les intérêts de ces deux pays furent ignorés dans le nouvel ordre international.


Dans le cas qui nous concerne, l'après chute de l'Union soviétique soulevait deux questions fondamentales. La première, que devenaient les deux alliances de défense militaires qu'avaient été le Pacte de Varsovie de 1955 et l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) de 1949, toutes deux des organisations d'assistance mutuelle, principalement militaire, l'une dressée contre l'autre, en période de Guerre froide (1945-1989) ? La deuxième : comment réaliser la réunification de l'Allemagne de l'Ouest et de la République démocratique allemande (RDA) ?


D'un point de vue géopolitique, ces deux questions étaient liées, surtout du point de vue de la Russie. Ce dernier pays a le souvenir historique d'avoir été envahi par deux grandes armées, celle de la France sous Napoléon, en 1812, et celle de l'Allemagne sous Hitler, en 1941.


La chute de l'Union soviétique signifia la dissolution automatique du Pacte de Varsovie. Allait-il en être de même de l'OTAN ? Pas nécessairement.


En effet, pour le gouvernement américain, l'OTAN était sa principale source d'influence en Europe occidentale. Contenir l'Union soviétique n'était pas le seul objectif de la création de l'OTAN. Par conséquent, le gouvernement étasunien de George H.W. Bush et son secrétaire d'État, James Baker, n'avaient aucune intention de démanteler l'OTAN.


Du côté russe, la position était, si l'OTAN continuait d'exister en tant qu'alliance militaire, défensive ou offensive, qu'il était primordial qu'elle s'engage à ne pas s'étendre vers l'Europe de l'Est et à ne pas menacer la Russie.


Des documents déclassifiés existent qui montrent que le gouvernement de George H. W. Bush, par l'entremise de son secrétaire d'État James Baker, et les gouvernements des principaux pays membres de l'alliance, étaient disposés à promettre au gouvernement russe que l'OTAN n'allait pas s'étendre vers l'Europe de l'Est, en autant que le gouvernement russe accepte la réunification des deux Allemagne (1990-1991). L'histoire a retenue l'expression imagée de James Baker du 9 février 1990, à l'effet que l'OTAN ne s'élargirait « pas d'un pouce vers l'Est ».


• L'influence grandissante des néoconservateurs (néocons) dans la politique extérieure des États-Unis


L'orientation de la politique étrangère américaine se transforma profondément dans les années '90, notamment sous l'administration démocrate de Bill Clinton (1993-2001), et encore davantage sous l'administration du républicain George W. Bush (2001-2009). 


Même si le président George H.W. Bush réprouvait l'excentricité guerrière des néoconservateurs, du moins ceux qui œuvraient dans le gouvernement, en les qualifiant de « cinglés dans le placard », un petit groupe d'entre eux réussirent néanmoins à dominer la politique étrangère américaine, par après. C'est leur vision qui a servi de base idéologique au 'Nouvel empire américain' (aussi le titre d'un livre que j'ai publié, en 2004).


Le mantra hégémonique des néocons est très simple : les États-Unis devaient tirer profit de la disparition de l'Union soviétique et de sa puissance militaire sans précédent pour imposer une « Pax Americana » semblable à la Pax Romana sous l'Empire romain.


En bref, les États-Unis devaient tirer avantage de leur statut d'hyper puissance militaire incontestée dans un monde unipolaire, en adoptant une politique extérieure très interventionniste et en mettant la priorité sur la « grandeur nationale ». Et surtout, ils rejetaient toute politique d'accommodement et de détente avec la Russie, comme ils l'avaient déjà préconisé face à l'URSS.


Armées de la doctrine néoconservatrice, les administrations américaines des présidents Bill Clinton et suivants ont plus ou moins suivi ses dictats. En particulier, elles ont délaissée l'ONU en tant qu'arbitre de la paix dans le monde, et elles se sont servies plutôt de l'OTAN pour imposer une Pax Americana.


• Le coup d'état qui renversa le gouvernement ukrainien, en 2014


Un fait important à souligner. En 2014, il y eut un coup d'État en Ukraine qui renversa le gouvernement pro-russe du président Viktor Ianoukovitch, élu quatre ans plus tôt, avec un fort appui de la population russophone de l'est du pays.


Comme la citation ci-haut de la sous-secrétaire d'État américaine aux Affaires européennes, Victoria Nuland, l'indique bien, le gouvernement américain a soutenu les manifestations antigouvernementales en Ukraine —à coup de milliards de  dollars.


Ainsi, un mouvement baptisé de 'Révolte du Maidan' débuta avec des manifestations pacifiques, à Kiev, le 21 novembre 2013, en protestation contre le gouvernement ukrainien en poste et son refus de signer un accord commercial bilatéral avec l'Union européenne. Cependant, les choses s'envenimèrent quand les protestations initialement pacifiques tournèrent à la violence, en février 2014. Malgré des élections prévues pour mai de la même année, le parlement ukrainien destitua sommairement le président en poste et forma un nouveau gouvernement.


Cet épisode peut aider à comprendre la tournure future des évènements en Ukraine.


• La guerre entre la Russie et l'Ukraine est en grande partie le résultat de l'encerclement militaire progressif de la Russie par l'OTAN


Depuis 1991, la Russie s'est opposée avec véhémence à une expansion en Europe de l'Est de l'OTAN et a demandé des garanties de sécurité pour que ce ne soit pas le cas.


À l'origine, en 1949, l'OTAN ne comptait que douze pays membres : la Belgique, le Canada, le Danemark, les États-Unis, la France, l'Islande, l'Italie, le Luxembourg, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal et le Royaume-Uni.


Par la suite, quatre autres pays sont venus se joindre aux membres fondateurs : la Grèce et la Turquie (1952), l'Allemagne (1955) et l'Espagne (1982).


Néanmoins, après la chute de l'Union soviétique et malgré les promesses faites par l'administration de George H.W. Bush et par d'autres gouvernements, des gouvernements américains successifs ont accepté l'expansion de l'OTAN, notamment en Europe de l'Est, de sorte qu'aujourd'hui, avec ses trente membres, l'OTAN a presque doublée sa taille du début.


À titre d'exemple, à partir de 1999, l'administration Clinton a accepté que la Pologne, la Hongrie et la République tchèque rejoignent l'OTAN. En 2002, George W. Bush a accepté que sept autres pays de l'Est (la Bulgarie, l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie) rejoignent aussi l'OTAN. En 2009, ce fut au tour de l'Albanie et de la Croatie d'adhérer. Les dernières adhésions à l'OTAN ont été le Monténégro, en 2017, et la Macédoine du Nord, en 2020.


Les choses se sont fortement envenimées quand, en décembre 2014, le parlement ukrainien a voté la renonciation à son statut de pays non-aligné, une mesure alors sévèrement condamnée par la Russie. L'Ukraine a exprimé, à plusieurs reprises, son souhait de rejoindre l'alliance militaire. Plus récemment, en 2021, l'Ukraine — une ancienne république soviétique devenue indépendante en 1991 — est devenue officiellement candidate à l'adhésion à l'OTAN. Le reste appartient à l'histoire.


• Conclusion


En ces temps troublés, et pour éviter que le monde ne tombe dans l'abîme, une autorité morale extérieure devrait s'interposer. Peut-être devrait-on inviter, soit le Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, ou le Pape François, à servir de conciliateur, afin d'arrêter la guerre en cours entre la Russie et l'Ukraine, avant que tout ne dégénère en une guerre mondiale.


Par après, le monde ferait mieux de retrouver l'esprit de 1945 et de s'atteler à la tâche de réformer ses  institutions internationales pour qu'elles soient réellement capables d'empêcher des guerres destructrices, non pas en théorie mais en pratique.


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Le Prof. Rodrigue Tremblay est professeur émérite d'économie à l'Université de Montréal et lauréat du Prix Richard-Arès pour le meilleur essai en 2018 "La régression tranquille du Québec, 1980-2018", (Fides). Il est titulaire d'un doctorat en finance internationale de l'Université Stanford.



On peut le contacter à l'adresse suivante : rodrigue.tremblay1@gmail.com

Il est l'auteur du livre de géopolitique  "Le nouvel empire américain" et du livre de moralité "Le Code pour une éthique globale", de même que de son dernier livre publié par les Éditions Fides et intitulé "La régression tranquille du Québec, 1980-2018".

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Mis en ligne, le mercredi, 2 mars 2022

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