Jeudi, le 15 mai 2025
La complexité croissante des sociétés démocratiques et des économies avancées : le danger d'un cycle vicieux de problèmes et de crises
Par Rodrigue Tremblay, professeur émérite de sciences économiques, Université de Montréal
« Une fois qu'une société complexe entre dans une phase de baisse des rendements marginaux [coûts économiques marginaux supérieurs aux bénéfices économiques marginaux], l'effondrement devient une probabilité mathématique, ne nécessitant guère plus qu'un passage du temps pour rendre probable une calamité insurmontable. » Joseph Tainter (1949 ), anthropologue et historien américain (dans son livre, The Collapse of Complex Societies, 1988).
« Tous ceux qui acquièrent un grand pouvoir et de grandes richesses recourent soit à la force, soit à la fraude ; et ce qu'ils ont acquis par tromperie ou violence, afin de dissimuler leurs méthodes honteuses, ils s'efforcent de le sanctifier sous le faux nom de gains honnêtes. » Niccolò Machiavelli (1469-1527), philosophe politique italien et auteur du livre Le Prince, 1513 (dans Histoires florentines, 1526, livre III, ch. 13).
« Il ne fait aucun doute que des tarifs douaniers peuvent être un acte de guerre, dans une certaine mesure, et ils peuvent causer de l'inflation... Le commerce international ne devrait pas être une arme. » Warren Buffett (1930- ), investisseur américain de renom, (commentaires faits le 3 mars 2025 dans une interview télévisée avec CBS News et lors de l'assemblée annuelle de Berkshire Hathaway, le 3 mai 2025).
Depuis les débuts de la première Révolution industrielle, au milieu du 18e siècle (initialement en Grande-Bretagne en 1750-1760, puis par la suite en France et dans d'autres pays), les économies industrielles et les sociétés démocratiques ont eu tendance à devenir de plus en plus complexes, passant de systèmes agricoles et artisanaux de subsistance aux stades de l'urbanisation et de progrès technologiques de plus en plus sophistiqués.
Au 19e siècle, le progrès dans les moyens de transport avec l'avènement de bateaux et de trains mus par l'énergie à vapeur stimula la spécialisation industrielle et le commerce international. Au début du 20e siècle, ce fut la disponibilité d'énergie liquide à base de pétrole qui propulsa les industries de l'automobile et de l'avion. Par la suite, l'énergie générée par l'hydro-électricité servit de propulseur non seulement à une électrification généralisée mais permit aussi l'éclosion de nouvelles industries.
De même, d'importants progrès économiques, technologiques et institutionnels ont été un facteur déterminant de l'après-Seconde Guerre mondiale, notamment de 1945 jusqu'aux années 1970, période marquée par un essor économique et social important et qualifiées des Trente Glorieuses.
Jusqu'a la fin du 20e siècle, l'avènement d'Internet et des satellites joua également un rôle majeur dans les communications et la mondialisation économique et financière qui suivit.
Au 21e siècle, la révolution de l'intelligence artificielle et de la robotisation automatisée pourrait venir bouleverser le fonctionnement des entreprises et des industries.
Cependant, les études menées par divers auteurs sur les civilisations et leur complexité économique et politique croissante ont identifié un certain nombre de causes et de facteurs qui pourraient conduire à un ralentissement, sinon à un déclin, de l'ordre et de l'efficacité économiques du siècle précédent.
La crainte serait que des problèmes ignorés ou laissés sans solution, une certaine confusion intellectuelle et une désintégration sociale débouchent sur un chaos généralisé et qu'il s'en suit une période de perturbations politiques et sociales, et de stagnation économique.
Plus particulièrement, des historiens et des spécialistes des sciences sociales, tels Arnold Toynbee (L'histoire, 1978), Joseph Tainter (L'effondrement des sociétés complexes, 1988), Jared Diamond (Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, 2005) et Samuel Huntington (Le choc des civilisations, 1996), ont mis en lumière les vulnérabilités qui peuvent exister lorsque les systèmes économiques et politiques deviennent de plus en plus complexes et bureaucratisés, et deviennent de plus en plus les victimes de chocs de demande et d'offre intérieurs ou extérieurs imprévus.
Si cela allait se produire, le bien-être et la prospérité économique de l'ensemble des populations dans certaines sociétés industrielles pourraient s'en trouver menacés. La chute de l'Union soviétique sous le poids des contradictions de son système économique et bureaucratique, en 1991, est là pour nous rappeler que de tels effondrements ou déclins de systèmes se sont produits à de nombreuses reprises, au cours de l'histoire.
Une première question se pose donc : même en limitant notre réflexion aux seuls facteurs économiques les plus importants, les causes qui ont provoqué l'effondrement d'anciennes économies et sociétés complexes pourraient-elles s'appliquer à certaines sociétés industrielles d'aujourd'hui ? Deuxièmement, et à titre de mise en garde, il est bon de rappeler qu'une fois qu'un processus de décadence est enclenché, il peut s'écouler plusieurs décennies avant qu'il ne se concrétise.
I) Les niveaux d'endettement du secteur public et le problème de la trappe de l'endettement
Certains gouvernements occidentaux dépensiers ont toléré des déficits budgétaires persistants au cours de la dernière décennie, notamment depuis la Grande Récession de 2008-2009. Ce faisant, ils courent le risque de laisser leur dette publique, comparée à l'économie sous-jacente, atteindre des niveaux insoutenables et contre-productifs.
Un tel laxisme budgétaire soulève des problèmes inter-générationnels liés à une hausse future des taxes et des impôts. En effet, une dette publique représente des taxes et des impôts différés.
Trop de dette publique pourrait aussi entraîner une économie dans le piège ou dans la trappe de l'endettement, c'est-à-dire dans une situation où un cercle vicieux de déficits budgétaires importants et de niveaux d'endettement public trop élevés, conjugués à une hausse des coûts d'emprunt, ne stimulent pas l'économie, mais la ralentissent.
En effet, une crise fiscale se profile à l'horizon quand l'endettement public atteint des niveaux trop élevés par rapport au produit intérieur brut (PIB) d'une économie.
Ainsi, quand l'endettement public n'est pas excessif et quand le ratio dette publique/PIB est relativement bas, toute dépense publique additionnelle financée à l'aide de l'emprunt propulse la croissance économique vers le haut. Le multiplicateur des dépenses publiques, ou multiplicateur keynésien, est alors supérieur à l'unité, c'est-à-dire qu'un$ de dépense publique additionnelle produit un accroissement de plus d'un$ dans les dépenses économiques globales (publiques et privées) et une croissance économique plus élevée.
Cependant, les études empiriques des économistes Reinhart & Rogoff (2010) montrent que lorsque le ratio dette publique/PIB pour une économie atteint 90%, une trappe de l'endettement peut apparaître, car le multiplicateur des dépenses publiques ne dépassera pas l'unité, ce qui signifie qu'un dollar de dépenses publiques additionnelles générera moins d'un dollar de croissance économique.
La raison tient essentiellement à ce que le service improductif de la dette (intérêts et remboursement) en vient à occuper une part croissante du budget public. Cela peut provoquer une hausse des taux d'intérêt et des impôts et forcer une contraction des dépenses publiques. L'économie peut alors se retrouver en situation de stagnation de la croissance économique et d'une inflation, ce qui est la définition d'une stagflation.
De nos jours, les niveaux d'endettement public sont très élevés dans plusieurs économies et le multiplicateur des dépenses publiques financées par un endettement additionnel est bas.
La pire chose à faire dans de telles circonstances est de financer les dépenses publiques courantes par davantage de dettes plutôt que par les taxes et les impôts.
Présentement, le niveau moyen d'endettement public des 38 pays membres de l'OCDE selon le ratio dette publique/PIB, après avoir dépassé 120% en 2020, était encore supérieur à 100% en 2024, selon les données officielles. Les pays avec un endettement public par rapport au PIB supérieur à 100% sont le Japon, la Grèce, l'Italie, les États-Unis, la France, le Portugal, l'Espagne, la Belgique, le Royaume Uni et le Canada.
Un tel niveau élevé d'endettement public pourrait compliquer sérieusement l'efficacité de la politique fiscale à contrecarrer les effets d'une récession économique.
II- Autres indicateurs avancés de difficultés économiques à venir
Les indicateurs économiques avancés peuvent fournir des signaux d'alerte précoces quant à l'évolution de l'économie dans les mois ou les années à venir. Il peut s'agir, par exemple, de variations soudaines dans les inscriptions mensuelles au chômage, d'une augmentation du ratio des nouveaux emplois à temps partiel par rapport aux nouveaux emplois à temps plein, d'une baisse dans la confiance des consommateurs, d'un affaissement dans les nouvelles commandes de produits manufacturés ou d'une hausse généralisée des barrières tarifaires, etc.
De tels indicateurs peuvent être le signe avant-coureur d'un ralentissement économique ou d'une récession à venir.
Le contexte économique et financier actuel est particulier : depuis des mois, de nombreux indicateurs avancés pointent vers un ralentissement économique. Cependant, en partie en raison de déficits publics exceptionnellement élevés, la plupart des économies ont fait preuve d'une certaine résilience et la récession a été reportée.
Par le passé, lorsque cela s'est produit, comme à la fin des années 1970, la récession économique qui a suivi a été plus grave que d'habitude. De fait, deux importantes récessions économiques mondiales ont eu lieu coup sur coup en 1980 et en 1981-1982.
Les états surendettés ne seront pas dans une bonne position fiscale pour faire face à une crise économique majeure dans l'avenir.
III- Les tarifs douaniers perturbateurs du gouvernement étasunien de D. Trump
En 1930, les droits de douane américains, instaurés par la loi Smoot-Hawley, promue par des politiciens républicains, transformèrent une récession économique en une dépression, tant pour les États-Unis que pour l'économie mondiale.
Sur le plan politique, ils provoquèrent également la chute du Parti républicain américain. Le Parti démocrate prit le pouvoir en 1933 avec l'administration de Franklin D. Roosevelt et son New Deal. Les démocrates restèrent au pouvoir pendant vingt ans, soit jusqu'en 1953, date à laquelle le Parti républicain, dirigé par Dwight Eisenhower, reprit le pouvoir.
Quatre-vingt-dix années plus tard, l'économie américaine est de nouveau confrontée à des droits de douane unilatéraux prélevés sur les importations par l'administration républicaine de Donald Trump. De telles barrières commerciales risquent encore de bouleverser le commerce international pour des années à venir.
Cela pourrait éventuellement conduire à une « récession signée Trump » et à la perte de millions d'emplois, non seulement aux États-Unis mais aussi dans le monde entier, si des considérations politiques partisanes à court terme devaient prévaloir sur la logique économique à long terme.
IV- La crise climatique, la crise énergétique et les migrations internationales de population
Dans le passé, une cause importante des gains de productivité et de croissance économique a été l'accès à des sources d'énergie bon marché et fiables. Que ce furent le charbon, spécialement pour propulser les moteurs des bateaux et des trains, ou l'énergie liquide découlant du pétrole et du gaz pour les automobiles et les avions, et l'électricité découlant de l'énergie hydraulique ou nucléaire, ces énergies ont décuplé la force du travail et haussé les niveaux de vie.
De nos jours, les bouleversements climatiques anticipés jusqu'à la fin du siècle, sources d'inondations et de sécheresses, risquent de perturber les économies de plusieurs pays, ainsi que les chaînes internationales d'approvisionnement en produits agricoles.
Pour des motifs environnementaux, les gouvernements souhaitent décourager le recours à des énergies fossiles polluantes pour les remplacer par des énergies moins polluantes et renouvelables telles l'énergie solaire et l'énergie éolienne, moins fiables et souvent plus coûteuses. Des coûts énergétiques plus coûteux pourraient devenir un frein à la croissance économique future.
De même, pour les économies moins développées mais avec une forte croissance démographique, les migrations de population vers les économies à hauts niveaux de vie risquent de s'intensifier. Il en résulte déjà de sérieux problèmes d'intégration sociale et culturelle découlant de telles migrations, notamment en Europe et en Amérique du Nord.
V- Incompétence, improvisation et confusion au niveau gouvernemental
Aux États-Unis, chaque jour renforce davantage le sentiment que le gouvernement américain présentement en place est dysfonctionnel, chaotique et erratique, notamment en ce qui a trait au lancement d'une guerre commerciale destructrice, laquelle menace, d'une manière irresponsable, de contracter gravement le commerce mondial et de bouleverser de nombreuses économies nationales.
En Europe, et notamment au sein de la zone euro, certains pays semblent avoir de facto renoncé à leur obligation de respecter les limites légales imposées à leurs déficits budgétaires et à leurs niveaux d'endettement public.
Cela pourrait découler de l'influence grandissante des grandes fortunes sur le fonctionnement du système politique de certains pays. Le manque d'expertise de certains dirigeants en poste parmi les plus puissants du monde et leurs conflits d'intérêts sont devenus un énorme défi aux principes de bonne gouvernance publique, ce qui se reflète dans les politiques et dans les décisions.
Conclusion
Les économies et les sociétés modernes sont devenues des systèmes de plus en plus complexes, en particulier en Occident. De multiples facteurs peuvent contribuer à leur déclin, notamment des crises économiques, politiques, budgétaires, environnementales, démographiques, spéculatives, sociales et culturelles. Il ne faut pas oublier la prolifération de bureaucraties et de monopoles étatiques et semi-étatiques qui restreignent progressivement les libertés individuelles et les activités économiques privées.
De telles crises, lorsqu'elles s'accumulent, peuvent atteindre un point tel qu'elles peuvent entraver le bon fonctionnement d'institutions pourtant établies de longue date, réduisant leur capacité à maintenir l''ordre, la stabilité et la prospérité.
Le meilleur moyen de prévenir le déclin des économies et sociétés occidentales serait de remédier aux déséquilibres fiscaux, économiques, politiques, démographiques et sociaux insoutenables et croissants. Cela nécessiterait une meilleure prise ce conscience des problèmes et des crises qui se profilent à l'horizon.
Présentement, les secteurs publics de nombreuses économies et sociétés occidentales sont surchargés et produisent des rendements décroissants par rapport aux ressources investies. Si une telle situation allait perdurer, dans un contexte d'inflation rampante et de stagnation économique, il ne faudrait se surprendre qu'un effondrement puisse un jour survenir dans leur système socio-économique d'État Providence.
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Le Prof. Rodrigue Tremblay est professeur émérite d'économie à l'Université de Montréal et lauréat du Prix Richard-Arès pour le meilleur essai en 2018, La régression tranquille du Québec, 1980-2018, (Fides). Il est titulaire d'un doctorat en finance internationale de l'Université Stanford.
On peut le contacter à l'adresse suivante : rodrigue.tremblay1@gmail.com
Il est l'auteur du livre de géopolitique Le nouvel empire américain et du livre de moralité Le Code pour une éthique globale, de même que de son dernier livre publié par les Éditions Fides et intitulé La régression tranquille du Québec, 1980-2018.
Site internet de l'auteur : http://rodriguetremblay.blogspot.com
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Mis en ligne jeudi, le 15 mai 2025.
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