Un interview hypothétique de l’auteur du livre ‘La régression tranquille du Québec, 1980-2018’, (Fides), le professeur Rodrigue Tremblay
Le 4 janvier 2019
« Taire la vérité, n'est-ce pas déjà mentir ? Qui ne gueule pas la vérité, quand il sait la vérité, se fait le complice des menteurs et des faussaires ! »,
Charles
Péguy (1873-1914), écrivain et poète français, dans ‘Cahiers
de la quinzaine’, 5 janvier 1900.
« Tout homme
qui dit franchement et pleinement ce qu'il pense rend de ce fait un service
public. Nous devrions lui être reconnaissants de remettre en question, sans
complaisance, nos opinions les plus arrêtées. »
Leslie Stephen (1832-1904), écrivain,
historien et journaliste britannique, dans ‘The Suppression of Poisonous Opinions’, 1883.
« Parler
de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens
ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre. »
George
Orwell (Eric Arthur Blair) (1903-1950), écrivain
britannique, dans la préface initiale du roman politique ‘Animal Farm’, 1945.
Média
traditionnel : Rodrigue Tremblay, vous
êtes professeur émérite de l’Université de Montréal et vous avez été ministre
dans le gouvernement québécois au cours d’une période trouble dans l’histoire
du Québec, soit celle des années ’70 et ’80, en plus d’être un auteur prolifique
d’ouvrages en économie, en politique et en éthique. Vous avez publié tant au
Canada, aux États-Unis, qu’en France. Vous n’êtes donc pas un néophyte pour
traiter de questions politiques.
Cela fait cependant quelques mois que
votre livre de politique contemporaine, La
régression tranquille du Québec, 1980-2018, (Fides), est sorti des presses.
Certains ont salué votre livre, surtout dans les médias alternatifs. Cependant,
les médias de masse, pour la plupart, ont semblé l’ignorer. Ils n’en ont pas
fait grand écho. C’est tout comme si votre livre traitait d’un thème tabou,
anathème ou même explosif.
En effet, soyons honnête, votre livre « La
régression tranquille » déboulonne les statues d’un certain nombre d’hommes
politiques. À quoi attribuez-vous ce silence relatif de la part des médias
traditionnels à l’endroit de votre livre. En un mot, êtes-vous frappé d’interdiction
dans votre propre pays ?
Auteur :
À mon avis, cela pourrait tenir à quelques mots : censure politique et
autocensure bien pensante, en
fonction d’intérêts idéologiques ou politiques partisans. En effet, les
nouveaux curés de la rectitude politique (le politiquement correct si vous
voulez) qui ont investi certains médias en mènent présentement large au Québec.
La censure est de tout temps une
tentative de contrôle et de manipulation de l’information, en fonction des intérêts
partisans ou de pouvoir d’une oligarchie. Elle vise à faire le vide, à imposer
le silence et à créer l’oubli de faits incontestés mais déplaisants pour
certains. — C’est cet esprit obtus, par exemple, qui fait en sorte que l’on
escamote l’étude de l’histoire dans nos écoles, depuis quelques décennies.
En bout de ligne, l’objectif poursuivi
est d’empêcher les débats d’idées afin de protéger des intérêts bien
identifiables. Ce faisant, on se trouve à nier aux gens la liberté de connaître
et de savoir, de penser par eux-mêmes, de réfléchir et de prendre conscience d’une
situation donnée. On devrait, au contraire, encourager les débats d’idées afin
d’encourager l’esprit critique chez les citoyens. Ceci est d’autant plus vrai
que nous sommes censés vivre en démocratie.
Média
traditionnel : À quoi vous
attendiez-vous en publiant « La régression tranquille… » ?
Auteur :
Il va de soi qu’en renvoyant dos-à-dos deux camps politiques et en identifiant
leurs torts, je ne m’attendais pas à ce que leurs partisans allument des feux
de joie. Je m’attendais, cependant, à plus d’objectivité, de courage et de
professionnalisme de la part des médias, surtout des grands médias
traditionnels. D’une façon plus générale, lorsque vous écrivez des choses qui
entrent en contradiction avec une certaine interprétation d’évènements
historiques, vous ne pouvez éviter de vous mettre à dos quelques vendeurs de
mythes. Tout cela, on pouvait l’anticiper. Ce qui était imprévu, c’est que des
médias évitent les débats publics et fassent en sorte de balayer le tout sous
le tapis.
Si nous étions en France, par exemple, on
aurait fait quelques tables rondes sur un sujet aussi important que le coup de
force constitutionnel du gouvernement Trudeau contre le Québec, en 1980-1982,
en invitant quelques personnalités qui ont vécu ces évènements de l’intérieur
et qui sont encore de ce monde. Je pense, par exemple, au ministre des Affaires
intergouvernementales du Québec de cette époque, M. Claude Morin, et au rédacteur
des discours en français de Pierre Elliot Trudeau, M. André Burelle. Il ne
faudrait pas attendre pour le faire que toutes les personnes qui détiennent des
informations de première main sur ces évènements soient décédées.
Média
traditionnel : Face à cette réalité, quelle
critique faites-vous aux médias de masse du Québec, (en excluant pour l’instant
les médias sociaux) ?
Auteur :
J’observe, comme tout le monde, que l’on assiste présentement à un rétrécissement
des médias de masse au Québec, tant en nombre qu’en qualité. En effet, non
seulement les médias nationaux écrits ne se comptent plus que sur les doigts de
la main, mais leur vulnérabilité technologique et financière croissante s’accompagne
d’une mise en tutelle grandissante de la part de leurs véritables patrons. Et,
ces derniers ne sont pas leurs lecteurs ou leurs auditeurs, mais plutôt leurs mécènes
étatiques et, dans certains cas, privés. Leur nouvelle devise semble être de « ne
pas déplaire à ceux qui nous financent » lorsqu’il s’agit de traiter de
sujets politiques, philosophiques ou historiques. Le dicton est bien connu, « on ne mord pas la main de celui qui
nous nourrit ! » Au Québec, on est très frileux lorsque devient
le temps de traiter de sujets politiques controversés. On craint peut-être que
cela ne porte ombrage à la propagande officielle.
Dans le nouveau contexte technologique
dans lequel évolue l’édition en général, même les maisons d’édition de livres
ont de la difficulté à survivre. En effet, la survie financière de plusieurs d’entre
elles dépend de plus en plus de subventions gouvernementales. On peut
comprendre que certaines, sauf exception, préfèrent jouer de prudence et
essaient de se concentrer sur la publication de livres de cuisine ou de
jardinage plutôt que sur des ouvrages qui traitent de sujets chauds, et qui
mettent en perspective et en contexte l’actualité politique ou historique d’un
peuple ou d’une nation.
Média
traditionnel : Mais il y a aussi les
médias électroniques, la radio et la télé. Pourquoi semblent-ils, eux aussi,
fuir les débats d’idées ? Pourtant, en démocratie, on penserait croire que
les débats d’idées soient essentiels, non ?
Auteur :
Il est vrai qu’au Québec, il y a de moins en moins de plateformes de discussion
d’idées politiques, philosophiques ou historiques, que ce soit dans les médias écrits
ou dans les médias électroniques. En France, et même aux États-Unis, c’est tout
le contraire. Les auteurs d’essais peuvent compter sur de nombreux plateaux médiatiques
pour faire connaître leurs écrits et leurs idées. Les joutes contradictoires
entre les porteurs de différentes visions sont nombreuses et fréquentes.
On voit mal, par exemple, comment les
nombreux sujets controversés mais primordiaux (Ex. : religion et
politique, immigration de masse légale et illégale, remplacement de population,
terrorisme islamique, identité nationale, décadence de l’Occident,… etc.) —
tous des thèmes que traitent librement un philosophe comme Michel Onfray ou un
essayiste comme Éric Zemmour, en France, — pourraient être ouvertement discutés
autrement que superficiellement dans les médias québécois d’aujourd’hui.
Au Québec, et cela surtout après le
traumatisme vécu par les élites fédéralistes et multiculturalistes lors du référendum
québécois de 1995, une bonne part du monde médiatique s’est refermé sur lui-même
comme une huitre. Les émissions consacrées à la littérature, à la culture, à la
politique, à la philosophie, à l’histoire et aux idées en général, c’est-à-dire
des émissions dans lesquelles il y a un minimum de pensées et d’analyses, en
prenant du recul sur l’actualité, ont presque disparues des ondes. Pourtant,
dans le passé, des médias lourdement subventionnés comme Télé-Québec et Radio
Canada considéraient que cela faisait partie de leur mandat de base de suppléer
à la carence observée à ce titre dans les médias privés. Ils ont petit à petit
troqué leur mandat social au profit d’une sorte de flagornerie des pouvoirs en
place.
Média
traditionnel : Si, comme vous le
dites, les recensements de livres et d’essais et les débats d’idées
philosophiques et politiques ont presque disparus des ondes au Québec, par
quoi, à votre avis, ont-ils été remplacés ?
Auteur :
Au Québec, la réponse est relativement facile. C’est l’industrie du gros rire
et de la plaisanterie. On n’est plus à l’ère du ‘Pain et des jeux’, mais plutôt
à celui du ‘Pain et du gros rire’. Comprenez moi bien. Je n’ai rien contre le
divertissement, l’humour et le comique. Mais on ne peut pas vivre dans une
hilarité perpétuelle ! La vie n’est pas seulement faite de divertissement,
de blagues et de rires. Il y a aussi des choses sérieuses à discuter et à débattre,
des problèmes collectifs à résoudre et des décisions à prendre, et cela, non
pas seulement à tous les quatre ans, au cours de brèves campagnes électorales,
mais sur une base continue, pour mieux préparer l’avenir. La fuite en avant
dans le gros rire, assorti d’une rectitude politique écrasante, comme on l’observe
présentement au Québec — et cela possiblement plus qu’ailleurs — est à mon avis
un signe d’infantilisme collectif.
Média
traditionnel : Revenons-en, si vous
le voulez bien, à votre livre « La régression tranquille du Québec,
1980-2018 ». Ne pourrait-on vous reprocher un titre quelque peu négatif ?
Auteur :
Je crois que le titre d’un livre doit
refléter, le plus possible, son contenu. Et ce choix se fait d’ordinaire
entre l’éditeur et l’auteur. Comme mes recherches et mes analyses m’amènent à
conclure que le Québec est entré dans une grande période de régression dans de
nombreux et importants domaines, après le coup de force constitutionnel du 17
avril 1982 contre le Québec, le titre ne fait que refléter une réalité documentée,
laquelle m’apparaît incontournable. On pourrait tout aussi bien parler de recul que de régression dans les domaines que j’identifie.
Dans un article que j’ai transmis l’automne
dernier au journal Le Devoir, intitulé « Il
faut arrêter la régression tranquille du Québec », mais non
publié, j’indique bien clairement que la régression observée au cours des dernières
quarante années touche avant tout les secteurs politique, constitutionnel,
linguistique et démographique, et non pas tous les domaines de la créativité
humaine.
Néanmoins, on peut dire qu’elle s’observe
aussi, avec moins d’acuité peut-être, dans des domaines aussi disparates que
ceux de l’économie, avec la perte de nombreux sièges sociaux et du glissement
de l’économie québécoise vers une « économie de succursales », du
sport professionnel duquel le Québec est de plus en plus marginalisé et de
celui des investissements
de remplacement en éducation, en santé et en infrastructures de base, lesquels
n’ont pas suivi la croissance de la population et où il faudrait être aveugle
pour ne pas y voir une dégradation. — [N.B. :
L’article a été publié dans des médias alternatifs. Ce fut le cas notamment sur
Mondialisation.ca
et sur Vigile.Québec.]
Média
traditionnel : Comment situez-vous
cette nouvelle « régression tranquille »
dans l’histoire du Québec ?
Auteur :
À l’occasion du lancement du livre « La régression
tranquille du Québec, 1980-2018 », le 12
septembre dernier, j’ai fait une revue des « Trois
grandes ruptures politiques, suivies de régressions, dans l’histoire du Québec
depuis 1760 ». On peut prendre
connaissance de cette revue sur mon site
Internet, en écrit, ou bien sur YouTube,
en vidéo:
Essentiellement, on peut dire
que le coup de force
constitutionnel du gouvernement canadien contre le Québec au 20ème siècle
a été précédé dans le temps par deux autres importantes brisures dans l’histoire
du Québec et des Canadiens français, soit celle qui a suivi la Conquête de la Nouvelle-France au 18ème siècle
par les armées britanniques, et celle qui a suivi la révolte manquée des
Patriotes en 1837-38 et la répression du colonisateur britannique par la suite,
au 19èmesiècle.
Média
traditionnel : Dans le contexte de
grands et rapides changements dans les domaines constitutionnel, économique, démographique
et linguistique, comment entrevoyez-vous l’avenir du peuple québécois ?
Auteur :
Je suis d’avis — et cela est explicité dans mon livre — que s’il n’y a pas un
sursaut salutaire des nouvelles générations et des élites, et cela à plus ou
moins brève échéance, il existe un grand risque que le Québec francophone soit
inexorablement sur la pente glissante d’une Louisianisation débilitante et d’une
marginalisation politique croissante à l’intérieur d’un Canada de plus en plus
anglophone, avec toutes les conséquences de rétrécissement de la vie collective
française au Québec, et dans les
provinces voisines de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick, qui en résulteraient.
Média
traditionnel : Pouvez-vous élaborer
davantage ?
Auteur :
En effet, dans un monde de grands ensembles et de mondialisation économique et
financière, la règle des « économies d’échelle » et de l’abaissement
des coûts dans de nombreuses productions, aussi bien dans les industries
culturelles que dans les autres, tend à s’appliquer. Au plan culturel, déjà on
observe une inféodation des émissions nationales de télé à des traductions ou à
du sous-titrage d’émissions étrangères. Je ne crois pas que cette tendance
aille en s’estompant dans l’avenir, mais ce sera plutôt un phénomène qui ira en
croissant.
De plus, l’évolution de la Confédération
canadienne vers un multiculturalisme tous azimuts risque de donner lieu à moins
d’ouverture au fait français et aux droits des francophones, et même à donner
naissance à une véritable francophobie.
Par conséquent, il y va de la
responsabilité des gouvernements de prêter une attention particulière à la pérennité
de l’identité culturelle du Québec et de la francophonie canadienne en général.
Il m’apparaît évident que le rouleau compresseur de la mondialisation et l’idéologie
du multiculturalisme mettent en cause la survie des petites nations comme celle
du Québec. Mais hélas, face à ce tsunami, il est possible que l’on se réveille
trop tard.
Média
traditionnel : Et en conclusion ?
Auteur :
Je suis modérément optimiste pour l’avenir. Je crois que cette période de je-m’en-foutisme,
de censure, de défaitisme, de recul et de fuite dans le superficiel, que nous
traversons présentement, sera suivie d’un réveil collectif et d’une nouvelle
prise de conscience de notre destin collectif, en tant que seule collectivité
majoritairement francophone en Amérique du Nord. Tout sera affaire de volonté
personnelle et collective, et de leadership. Sinon, nous serons engloutis dans
le grand tout nord-américain impérial.
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© Tous droits réservés, Rodrigue Tremblay