Les trois grandes ruptures politiques, suivies de régressions, dans
l’histoire du Québec depuis 1760. — (Petit précis d’histoire politique du Québec)
Par Rodrigue Tremblay, professeur émérite
de l’Université de Montréal et auteur du récent livre « La
régression tranquille du Québec, 1980-2018 », 2018, publié chez
Fides, 344 p.
Au cours des trois derniers siècles,
soit ceux qui se sont écoulés depuis que l’empire britannique s’est emparé, en
1760, de la Nouvelle France (deux siècles et quart d’histoire, 1534-1759), il
s’est produit trois grandes ruptures
politiques, lesquelles ont changé le cours de l’histoire et bouleversé la
vie des habitants du Québec, alors peuplé exclusivement par des colons français
et des tribus indiennes. Ces brisures ont été suivies de trois grandes périodes
de régression historique pour le peuple québécois, périodes au cours desquelles
la vie fut dure et la survivance difficile. Jusqu’à maintenant, ces périodes de
régression ont toutes été suivies d’un redressement partiel, mais seulement
après une longue période de souffrance et de recul des droits et privilèges du
peuple québécois.
Qu’elles
sont ces périodes de choc, de régression et de redressement partiel et en quoi
elles peuvent jeter un éclairage sur la présente période de régression dans
laquelle le Québec se retrouve plongé, bien malgré lui, depuis le coup de force
constitutionnel du gouvernement canadien du 17 avril 1982 ?
1- La rupture historique de la Conquête
britannique de la Nouvelle-France au 18ème siècle
La première
rupture historique fut évidemment le grand dérangement causé par les armées de
l’empire britannique quand ces dernières prirent le contrôle de la
Nouvelle France (1534-1760), après la Bataille des Plaines
d’Abraham, en 1759, et évincèrent le gouvernement français du royaume de
France. Le choc fut brutal et immense pour les colons français établis au
Québec depuis plusieurs générations, car une partie importante de leur élite
instruite retourna en France.
L’occupation
britannique du territoire, qu’on appelait le Canada, se précisa avec la Proclamation
royale de 1763, par laquelle l’Angleterre entendait bien dominer
les 70 000 habitants du Canada en s’appuyant sur quelques 200 colons
anglais. Elle comptait traiter la Nouvelle France, un immense territoire qui
s’étendait de Terre-Neuve jusqu’à la Louisiane d’aujourd’hui, comme un
complément à son territoire des treize colonies de la Nouvelle-Angleterre,
territoire qu’elle contrôlait depuis 1620. Comme l’Angleterre s’était aussi
emparé de l’Acadie française, fondée en 1604, (la Nouvelle-Écosse et l’Île-du-Prince-Édouard,
et une partie du Nouveau-Brunswick et de Terre-Neuve d’aujourd’hui), avec le traité
d’Utrecht de
1713, le royaume de la Grande-Bretagne se trouvait ainsi à contrôler presque la
totalité de l’Amérique du nord, (la Floride étant sous contrôle espagnol).
Pour les Français
du Canada, qui s’appelaient alors ‘Canadiens’, 1760 marque le début d’une
longue traversée du désert. Le premier redressement partiel des sévices subis
par la prise de contrôle britannique survint en 1774. En effet, le gouvernement
royal anglais, craignant une révolte de ses sujets de la Nouvelle-Angleterre,
voulut s’assurer le soutien des ‘Canadiens’ français du Québec. L’Acte de Québec de 1774, (une loi britannique) est la première constitution du Québec. Elle
légalise la pratique de la religion catholique pour les Français d’un Québec
élargi, étendu dorénavant jusqu’aux Grands lacs. Elle établit le droit civil
français, appelé aussi le droit privé romano-civiliste français. Il consacre la légalité
du système seigneurial pour garantir la propriété des terres. Autrement dit, le
Québec devient une colonie semi-autonome de l’Empire britannique, sous
l’autorité d’un Gouverneur britannique et d’un conseil exécutif non élu.
L'Acte constitutionnel de 1791, encore
une loi britannique adoptée dans un contexte colonial, vint compléter la
constitution de 1774 pour les habitants du Québec, en établissant une assemblée
législative élue par les propriétaires qualifiés, y compris les femmes
propriétaires, pour percevoir des impôts et engager des dépenses courantes,
mais sans responsabilité ministérielle, car toujours sous l’autorité ultime
d’un Gouverneur britannique et d’un conseil exécutif non élu. C’est en vertu de
l’Acte de 1791 que la Province
de Québec (1763-1791)
sera divisée en deux provinces distinctes, soit un Bas-Canada (Québec) et un
Haut-Canada (Ontario). La population du Bas-Canada est alors égale à
163 000 personnes, la plupart de langue française.
Les
rigidités du nouveau système donnèrent lieu à des conflits et l’exaspération
des ‘Canadiens’ conduisit à une
deuxième grande rupture dans l’histoire du Québec.
2- La révolte des Patriotes de 1837-38 et la
répression britannique au 19ème siècle
En effet,
l’exaspération des Québécois est compréhensible, devant les exactions dont ils
étaient l’objet de la part du pouvoir colonial britannique en faveur des
loyalistes qui avaient fuit les États-Unis en rébellion contre la
Grande-Bretagne. En effet, après la Guerre d’indépendance américaine (1775-1783),
plusieurs loyalistes quittèrent le territoire nouvellement indépendant des
États-Unis, et certains vinrent au Canada, un territoire encore soumis à la
Couronne britannique de George III. Sur les 46 000 loyalistes qui quittèrent les États-Unis pour se
diriger vers le Canada britannique, la majorité allèrent en Nouvelle-Écosse.
Cependant, 10 000 d’entre eux sont venus s’installer au Québec, en grande
partie en s’établissant dans les Cantons de l’Est.
C’est
l’arrivée de ce grand nombre de loyalistes américains en terre québécoise et le
traitement favorable discriminatoire qu’ils reçurent du pouvoir colonial
britannique qui mirent le feu aux poudres. En effet, certains parmi les
habitants québécois regrettèrent alors de ne s’être pas alliés à la révolte américaine,
comme l’Américain Benjamin Franklin les avait invités formellement à le faire,
lors d’un voyage de ce dernier à Montréal, en avril 1776.
La Révolte
des Patriotes de 1837-1838 fut
le résultat d’un antagonisme profond entre la population civile, en très grande
majorité française, et l’occupant militaire britannique, trop heureux
d’accueillir des loyalistes américains venus en grand nombre des États-Unis.
Cependant, les chefs québécois du Bas-Canada (Québec), avec à leur tête
Louis-Joseph Papineau (1786-1871), chef du Parti Patriote, ne s’étaient pas
assurés, au préalable, de l’appui militaire d’un pays comme la France, comme
cela avait été le cas avec la révolte américaine quand des soldats du Marquis
de Lafayette (1757-1834) et la marine française vinrent porter main forte aux
indépendantistes américains. Le résultat était prévisible : les troupes rebelles des
Patriotes ne firent point le poids devant l’importante force militaire
coloniale de l’Empire britannique.
La
répression britannique fut tout aussi prévisible. Le gouvernement britannique
mit tout en œuvre pour subjuguer les Canadiens français du temps et les empêcher
dorénavant de dominer
aucune institution politique au Canada. D’entrée de jeu, le pouvoir impérial
suspendit l’Acte constitutionnel de 1791.
Par la
suite, avec l’adoption de l’Acte d’Union
de 1840, lequel imposait l’anglais en tant que seule langue officielle,
obligation qui sera cependant abrogée en 1848, le Bas-Canada (Québec) et le
Haut-Canada (Ontario) furent fusionnés dans un Canada-Uni essentiellement
britannique, avec une égalité de représentation et de responsabilité pour la
dette commune, même si la population québécoise était de beaucoup plus
nombreuse que celle de l’Ontario, soit 650 000 contre 450 000
habitants, et que le Québec n’avait pratiquement pas de dette, tandis que la
dette de l’Ontario était substantielle. Lionel Groulx
(1878-1967) a déjà qualifié cette fusion forcée comme ayant été l’annexion du
Bas-Canada (Québec) par le Haut-Canada (Ontario).
Le rapport
de Lord Durham (1792-1840), déposé le 11 février 1839, traça la voie à suivre.
Il fallait, selon Lord Durham, compter sur une immigration massive, afin
« de noyer la population française sous le flot continu d’une immigration
organisée méthodiquement, contrôlée au départ, accueillie à l’arrivée, et
assurée d’une situation privilégiée dans la colonie », tel que bien résumé par Paul Vevret dans son article
de 1953 intitulé « La population du
Canada », dans la Revue de géographie alpine, p. 20.
La
régression que connut alors le Québec fut très sévère. Elle dura de pleine
force jusqu’en 1867, date de l’adoption de l’Acte
de l’Amérique du Nord Britannique (AANB) par le Parlement
britannique. Cette deuxième constitution du Canada apportait un certain
redressement par rapport à l’Acte d’Union de 1840, car elle rétablissait le
gouvernement responsable du Québec, mais à l’intérieur d’une ‘confédération’
chapeautée par un gouvernement central dominé par une majorité anglophone. Elle
plut énormément aux impérialistes anglophones de l’Ontario car l’AANB
consacrait la minorisation irréversible des Canadiens français dans une
structure fédérative où la langue anglaise domine, comme le rapport Durham
l’avait proposée. Le fondateur du journal torontois The Globe (ancêtre du Globe
& Mail), George Brown (1818-1880), écrivit :
« L’Union législative [de 1840]
ne nous a pas permis de les assimiler (les Canadiens français) ;
toutefois, une confédération des provinces nous permettrait au moins de leur
couper les griffes et de leur arracher les dents. »
Et Brown
d’écrire aussi « Le canadianisme
français [sera] entièrement éteint! ».
En 1867, année de l'adoption de l'AABN, la population québécoise, en très grande majorité de langue maternelle française et une des deux nations fondatrices du Canada, coptait 43 pourcent de la population totale.
Au recensement de 1901, la population canadienne se chiffrait à 5,3 millions d'individus, dont 32 pourcent parlaient français.
En 1867, année de l'adoption de l'AABN, la population québécoise, en très grande majorité de langue maternelle française et une des deux nations fondatrices du Canada, coptait 43 pourcent de la population totale.
Au recensement de 1901, la population canadienne se chiffrait à 5,3 millions d'individus, dont 32 pourcent parlaient français.
En 1951, dans l'ensemble du Canada, la proportion de la population ayant le français comme langue maternelle est tombé à 29 pourcent. En 1996, cette proportion n'était plus que 23,5 pourcent.
Lors du recensement de 2011, la population canadienne ayant le français comme langue maternelle ne représentait plus que 22,0 pourcent du total. Au Québec, cependant, la population québécoise ayant le français comme langue maternelle représentait 79,9 pourcent de l'ensemble.
Selon
les projections de Statistique Canada, en effet, la proportion des Canadiens de
langue maternelle française au Canada ne représentera guère plus que de 17 à 18
pourcent de la population canadienne totale, en 2036. Au Québec, la même
érosion est à prévoir car la proportion des Québécois et Québécoises de langue
maternelle française est appelée à chuter à un niveau qui devrait se situer
entre 69 et 72 pourcent, en l’an 2036.
3- Le coup de force constitutionnel du gouvernement canadien
contre le Québec au 20ème siècle
De 1867
jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, le gouvernement du Québec est demeuré une
entité subalterne par rapport au gouvernement fédéral canadien, et c’est le
clergé catholique qui suppléa à l’absence d’infrastructure sociale, en s’occupant
des services d’éducation et de santé dans ‘la province’. Ce fut véritablement
une période de Grande Noirceur pour le Québec. Au début de la guerre de
1939-1945, le gouvernement québécois du libéral d’Adélard Godbout (1892-1956) ira
même jusqu’à transférer sept champs de taxation au gouvernement central,
supposément pour la durée de la guerre, sans s’assurer du retour par contrat de
ces champs d’impôts.
Il
appartiendra au gouvernement d’Union nationale du Premier ministre Maurice
Duplessis (1890-1959), dont la politique en était une d’autonomie provinciale,
de tenter de rapatrier un à un les champs de taxation concédés au gouvernement
canadien.
Le grand bond en avant de la Révolution
tranquille (1960-1980)
L’arrivée
au pouvoir, le 22 juin 1960, du gouvernement libéral de Jean Lesage (1912-1980)
a signifié un réveil des Québécois francophones, lesquels ont commencé à
s’imposer comme majorité incontournable au Québec. La période de deux
décennies, soit celle qui s’étend de 1960 à 1980, est unique dans l’histoire du
Québec, en ce qu’elle a vu l’émergence d’un État moderne et la montée d’une identité
nationale au Québec. Et, comme l’avait recommandé auparavant Errol Bouchette
(1862-1912) et Lionel Groulx, on vit alors apparaître une volonté de se servir
du levier de l’État québécois pour promouvoir le développement économique du
Québec et pour accentuer son rayonnement international. Avec Paul Gérin-Lajoie
(1920-2018), on éleva l’accessibilité à l’éducation au niveau d’un puissant
moyen d’émancipation des Québécois. Avec René Lévesque (1922-1987), on s’employa à
accroître le contrôle des Québécois sur leur économie, à commencer par les
richesses hydro-électriques.
L’élection du Parti Québécois, le 15 novembre 1976, compléta les acquis
de la Révolution tranquille en légiférant pour placer la langue française dans
le vécu de tous les jours (Loi 101); on consolida les acquis de civilisation en
ce qui concerne le principe de l’égalité homme-femme, et on encouragea la prise
de contrôle des principaux leviers économiques et financiers pour et par les
Québécois (Québec Inc.), etc.
Une importante rupture constitutionnelle et
politique est venue interrompre la poussée en avant de la Révolution tranquille
(1960-1980)
En effet,
un gouvernement canadien dirigé par Pierre Elliott Trudeau (1919-2000), en
s’alliant à des provinces canadiennes anglophones, réussit à isoler le
gouvernement du Québec, ce qui lui a permis de faire un coup
de force constitutionnel contre le Québec. Ce coup d’état s’est
produit en 1981-1982. Il a consisté à imposer au Québec des changements
constitutionnels contre son gré — sans référendum populaire et sans l’accord du
Parlement québécois — lesquels ont réduit considérablement les droits
historiques et les pouvoirs du gouvernement du Québec, le seul gouvernement
contrôlé par des francophones en Amérique du nord. L’objectif dominant était de
faire en sorte de dénationaliser et de ‘provincialiser’ le Québec. Depuis ce
coup d’état, le Québec subit une régression dans les domaines constitutionnel,
politique, démographique et linguistique, la troisième de son histoire en
autant de siècles.
Dans le
livre que je viens de publier chez les Éditions Fides, « La
régression tranquille du Québec, 1980-2018 », j’analyse les
causes et les conséquences de cette régression et les raisons pour lesquelles
les trois tentatives entreprises, à ce jour, pour corriger l’immense tort fait
au Québec et à sa population par l’Acte
constitutionnel de 1982, imposé au Québec, ont toutes échoué, en
1990, en1992 et en 1995. Cependant, je suis d’avis que si une telle régression
n’est pas stoppée, il est possible qu’à terme, c’est la survie même de la
nation québécoise qui est en danger.
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Rodrigue Tremblay auteur du livre « La régression tranquille du
Québec, 1980-2018 », Montréal, Fides, 2018, 344 pages.
Observateur
averti de la scène politique québécoise, économiste et ancien ministre,
Rodrigue Tremblay relate et commente les grands évènements politiques d’une
période cruciale dans l’histoire du Québec, celle qui va de 1980 à 2018. Sans
complaisance et sans ménagement, il identifie les erreurs du passé et les défis
futurs qui se posent pour le Québec et pour la nation québécoise.
Disponible dans toutes les librairies du Québec
chez Les éditions FIDES: 514-745-4290
ISBN : 978-2-7621-4218-1
ISBN : 978-2-7621-4218-1
en ligne sur Renaud-Bray, Amazon, Chapters, etc.
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Université de Montréal