Mercredi, le 17 mai 2023
Les Guerres par procuration des grandes puissances sont facteurs de chaos militaire, monétaire, financier et économique dans le monde
Par Rodrigue Tremblay, professeur émérite de sciences économique et ancien ministre de l'industrie et du commerce québécois, et auteur du livre géopolitique « Le Nouvel empire américain », l'Harmattan, 2004 et auteur du livre « La régression tranquille du Québec, 1980-2018 », Fides, 2018
« Dans les organes politiques, nous devons veiller à empêcher le complexe militaro-industriel d'acquérir une influence injustifiée, qu'il l'ait ou non consciemment recherchée... Seule une population alerte et avertie peut forcer le bon maillage de l'énorme machine de défense industrielle et militaire avec nos méthodes et objectifs pacifiques, afin que la sécurité et la liberté puissent prospérer ensemble. » Dwight D. Eisenhower (1890-1969), président américain (1953-1961) 1961.
« Si l'Union soviétique disparaissait demain sous les eaux de l'océan, le complexe militaro-industriel américain resterait pratiquement inchangé, jusqu'à ce qu'un autre adversaire puisse être inventé. Autrement, il s'en suivrait un choc inacceptable pour l'économie américaine. » George F. Kennan (1904-2005), diplomate et historien américain, 1987.
« Une nation ne peut pas rester libre et en même temps continuer à opprimer d'autres nations. » Friedrich Engels (1820-1895), sociologue allemand, 1847.
Il arrive que des politiciens saupoudrent leurs discours et leurs déclarations de mots tels que « diplomatie » et « paix ». Il ne s'en suit pas nécessairement qu'ils croient vraiment à ce qu'ils disent. En fait, ce genre de rhétorique grandiloquente peut aussi servir à dissimuler leurs intentions véritables, lesquelles peuvent être tout le contraire de solutions diplomatiques et de coexistence pacifique, dans la solution des problèmes mondiaux. En politique, les actes comptent plus que les mots.
Un exemple frappant pourrait être ce qu'a voulu dire le président américain Joe Biden lorsqu'il déclara, le 4 février 2021, lors d'un discours au département d'État : « la diplomatie est de nouveau au centre de notre politique étrangère ».
Le président Biden tint de semblables propos, quelques mois plus tard, lors d'un discours aux Nations Unies, le 21 septembre 2021, lorsqu'il annonça que nous ouvrons « une ère de diplomatie sans relâche ». Et, il ajouta, « nous ne voulons pas une nouvelle Guerre froide, ni un monde divisé en blocs rigides. »
Et, afin d'être bien compris, M. Biden prit l'engagement suivant : « Nous devons redoubler de diplomatie et nous engager à la négociation politique, et non à la violence, comme outil privilégié pour gérer les tensions dans le monde. » Il poursuivit en citant les premiers mots de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 : « La reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde. »
Ce furent là de nobles engagements.
La réalité : Le gouvernement américain a largement abandonné le multilatéralisme pour une politique étrangère unilatérale axée principalement sur l'OTAN
Cependant, que s'est-il réellement passé au cours des trois premières années de l'administration Biden ?
À l'instar des quelques administrations précédentes, le gouvernement Biden a de facto abandonné la recherche universelle du bien commun dans le cadre d'une approche multilatérale. En effet, au lieu de recourir activement à la diplomatie pour réduire les conflits militaires dans le monde, le gouvernement étasunien Biden a plutôt adoptée une politique étrangère va-t'en-guerre permanente, sous l'influence de ses conseillers néoconservateurs.
En effet, une des caractéristiques importantes de la politique étrangère américaine, sous Biden, consiste à se servir de l'OTAN, une alliance de plus en plus offensive, afin de justifier les interventions militaires à l'étranger, et sans trop se soucier des règles de la Charte des Nations Unies, laquelle, faut-il le souligner, a été signée par tous les pays membres.
Deux guerres par procuration, dirigées avant tout par les États-Unies et ses alliés de l'OTAN, ont présentement cours et posent un problème immédiat : une guerre chaude en Ukraine dirigée contre la Russie et une autre en gestation à Taïwan, et visant la Chine.
Cela se traduit par d'énormes quantités d'armes et d'équipements militaires que les États-Unies et d'autres pays de l'OTAN expédient en Ukraine, un pays voisin de la Russie, y compris même des membres d'opérations secrètes et des obus illégaux contenant de l'uranium appauvri.
Même si l'opinion publique dans les pays occidentaux demeure fortement derrière la guerre russo-ukrainienne, surtout chez les plus jeunes et un peu moins chez les plus vieux, l'une des conséquences de la guerre, selon certains sondages, a été d'isoler quelque peu les États-Unis et leurs alliés de l'OTAN. Dans certains pays, par exemple, notamment en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud, la position semble être « pas de nos affaires ».
Les retombées des guerres par procuration menées par les États-Unis et l'OTAN contre la Russie et la Chine
Selon la propagande officielle, la Russie s'est lancée dans une guerre "non provoquée" contre l'Ukraine, le 24 février 2022. Cependant, les choses sont quelque peu plus compliquées. En effet, les États-Unis et l'OTAN sont fortement impliqués dans cette guerre inutile depuis au moins 2014, et même depuis 1991, en ce qui concerne le gouvernement étasunien.
Pour commencer, il faut dire qu'après l'effondrement de l'Union soviétique, en 1991, des documents déclassifiés montrent clairement que le secrétaire d'État américain James Baker et des représentants de plusieurs pays européens importants, prirent un engagement solennel envers la Russie, le 9 février 1990, à savoir que l'OTAN ne s'étendrait pas « d'un pouce » vers l'Europe de l'Est — pourvu que la Russie donne son aval à la réunification des deux Allemagnes.
Deuxièmement, il faut dire aussi que le professeur John Mearsheimer de l'Université de Chicago, (avec qui je suis d'accord), a souvent dit que sans l'arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche, il n'y aurait pas eu de guerre en Ukraine. En effet, c'est l'insistance du président Biden à ce que l'OTAN s'étende jusqu'aux portes de la Russie, avec des missiles pointés vers Moscou, qui a été la principale cause pour laquelle ce dernier pays s'est senti directement menacé et a décidé d'envahir l'Ukraine.
Même le Pape François est arrivé à la même conclusion, à savoir que « les aboiements de l'OTAN aux portes de la Russie » ont largement été un facteur déclencheur de la crise ukrainienne.
En troisième lieu, il convient de rappeler que c'est le gouvernement de Barack Obama (2009-2017), lequel comptait dans ses rangs le vice-président Joe Biden, qui a financé, en grande partie, le renversement du gouvernement ukrainien pro-russe élu de Viktor Ianoukovitch, en février 2014.
Cela est ressorti clairement, quand la sous-secrétaire d'État américaine au affaires européennes et eurasiennes dans le gouvernement de Barack Obama, Victoria Nuland, (une néoconservatrice reconnue), confirma publiquement, le 13 décembre 2013, que le gouvernement américain avait investi 5 milliards de dollars en Ukraine, depuis 1991, avec l'intention d'y « promouvoir la démocratie ». Cependant, est-ce une pratique coutumière pour les démocraties de renverser des gouvernements élus ?
Quatrièmement, selon des documents publiés, tout indique que la politique d'encerclement militaire de la Russie — un acte de guerre implicitement non autorisé par la Charte des Nations Unies — est une idée néoconservatrice dont la source est la Rand Corporation, un centre de recherches stratégiques fortement financé par le complexe militaro-industriel (CMI), lequel se spécialise dans l'élaboration de travaux de recherche sur la politique étrangère américaine.
En effet, la politique militaire agressive contre la Russie est bien expliquée dans un rapport de 2019, intitulé « Overextending and Unbalancing Russia ». Par conséquent, lorsque le secrétaire à la Défense, le général Lloyd Austin, déclara publiquement, le 25 avril 2022, que le but de l'administration Biden, en Europe de l'Est, était « d'affaiblir la Russie », cela indiquait clairement que la stratégie de la Rand Corporation, consistant à encercler militairement la Russie, était bien devenue la politique étrangère officielle du gouvernement Biden, même si cela pouvait risquer de transformer un tel conflit en un conflit mondial.
C'est peut-être là une raison que les personnes bien renseignées n'acceptent pas la propagande selon laquelle les États-Unis et l'OTAN sont militairement impliqués en Ukraine pour « sauver la démocratie ». En réalité, il n'y a pas de démocratie en Ukraine depuis que le gouvernement ukrainien de Volodymyr Zelensky a aboli onze partis politiques.
Les tentatives infructueuses pour ramener la paix en Ukraine venant de pays tiers
Ce qui précède peut expliquer pourquoi l'administration Biden a rapidement rejeté toute tentative d'empêcher ou de mettre fin à la guerre en Ukraine.
Par exemple, même lorsqu'il était encore temps d'éviter le conflit, le 7 décembre 2021, lors d'une conversation téléphonique entre les deux présidents, le président Biden rejeta sans ménagements diplomatiques toutes les demandes russes, eu égard à la sécurité de la Russie et concernant les avancées de l'OTAN jusqu'à la frontière de la Russie. [N.B. : Il est utile de rappeler que lorsque la situation était renversée, en octobre 1962, quand l'URSS voulut placer des missiles à Cuba, à 145 km des côtes américaine, le gouvernement de John F. Kennedy vit une telle provocation comme une atteinte inacceptable à la sécurité des États-Unis.]
Le gouvernement israélien et le gouvernement turc ont tous deux tenté de négocier une paix entre la Russie et l'Ukraine, mais sans succès.
Dans le premier cas, au début du conflit en mars 2022, le Premier ministre israélien de l'époque (juin 2021-juin 2022), Naftali Bennett, tenta de négocier une fin rapide du conflit russo-ukrainien. Il faillit réussir lorsque le président russe Vladimir Poutine abandonna sa demande d'exiger le désarmement de l'Ukraine, tandis que le président ukrainien Volodymyr Zelensky accepta que son pays ne rejoigne point l'OTAN. On en arriva même à un accord de paix prêt à recevoir des signatures, lesquelles étaient prévues pour le début d'avril 2022.
Dans le deuxième cas, le gouvernement turc tenta lui aussi un rapprochement entre la Russie et l'Ukraine, en mars 2022, afin d'en arriver à un accord de paix entre les deux pays. Après des entretiens fructueux à Istanbul entre des responsables des deux pays, les deux parties se mirent d'accord sur les termes d'un accord provisoire.
Puisque les gouvernements de la Russia et de l'Ukraine étaient disposés à faire des concessions et qu'un accord de paix était à portée de main, on peut se demander pourquoi les tentatives de médiation israéliennes et turques échouèrent ?
L'ex Premier ministre israélien Bennett a fourni une explication : le gouvernement Biden a confié au Premier ministre britannique de l'époque, Boris Johnson, la mission de se rendre à Kiev et de saboter tout accord de paix. Certaines puissances occidentales, en effet, semblaient vouloir tirer avantage de la guerre en Ukraine et souhaitaient la voir se prolonger.
La toute dernière tentative de mettre fin à la guerre en Ukraine a été le plan de paix en 12 points présenté par la Chine pour un « règlement politique de la crise ukrainienne », déposé le 24 février 2023. Il n'est guère surprenant que cette médiation ait également échoué, jusqu'à présent.
Il semblerait que ceux qui ont planifié et « investi » beaucoup dans cette guerre ne souhaitent pas perdre la face. Pour sa part, le président Biden a rejeté le plan chinois, [lequel propose une désescalade des hostilités un Ukraine de manière à en arriver à un cessez-le-feu, le respect de la souveraineté nationale, la mise en place de couloirs humanitaires, la reprise des pourparlers de paix et la fin des sanctions unilatérales], comme étant « non rationnel ».
Alors que le président Joe Biden s'est employé à alimenter le feu de la guerre en Ukraine, le président chinois Xi Jinping semble avoir comblé le vide et il a, de ce fait, développé la stature d'un courtier de paix dans le monde entier.
En bout de ligne, compte tenu des nombreuses instances impliquées dans le conflit (Russie, Ukraine, États-Unis, OTAN, Union européenne) et de leur intransigeance, le Secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres, a jeté l'éponge et a avoué, le 9 mai 2023, qu'une médiation de paix en Ukraine n'était « pas possible en ce moment ». Des dirigeants va-t'en-guerre sont aux commandes dans plusieurs pays, de telle sorte qu'on ne peut s'attendre à un cessez-le-feu à brève échéance, en Europe de l'Est.
La fuite du dollar américain provoquée par les sanctions financières et économiques
Détenir des avoirs financiers libellés en dollars américains est, de plus en plus, devenue un choix risqué. Tout gouvernement assez imprudent pour le faire s'expose à des pressions politiques de la part du gouvernement américain et, s'il ne s'y soumet pas, ses avoirs en dollars américains peuvent être arbitrairement gelés, saisis unilatéralement ou simplement confisqués. La liste des pays unilatéralement "sanctionnés" par les États-Unis, de manière punitive, s'allonge de mois en mois.
On pourrait penser qu'une monnaie nationale utilisée internationalement ne devrait pas devenir un instrument d'attaque, aux mains du pays émetteur. Autrement, cela est de nature à déstabiliser l'ensemble du système monétaire et financier international et à créer le chaos dans l'économie mondiale.
Même la secrétaire du Trésor des États-Unis, Janet Yellen (1946- ), a admis, le 16 avril 2023, que le dollar américain était en voie de perdre son statut de monnaie internationale par excellence pour les transactions financières internationales et que son rôle comme instrument de monnaie de réserve des banques centrales nationales déclinait.
En effet, même si cela comporte des difficultés techniques, de plus en plus de pays cessent de régler leur commerce transfrontalier en dollars américains et utilisent soit le yuan chinois, la roupie indienne (INR), le troc bilatéral ou les devises locales pour ce faire. C'est une tendance forte chez les pays membres du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), d'éviter d'utiliser le dollar américain, suite aux nombreuses sanctions financières et économiques imposées unilatéralement par les États-Unis.
Ce mouvement vers la dé-dollarisation du commerce mondial est un développement inquiétant pour les marchés monétaires et financiers internationaux. Il pourrait en résulter des conséquences potentiellement énormes, tant au plan monétaire qu'économique.
La remise en question du système de paiements de Bretton Woods, établi en 1944 avec comme base le dollar américain, (alors relié à l'or au taux fixe de $35 l'once), pourrait ralentir les transactions économiques et financières à travers le monde. En effet, si le système de paiement international allait se fragiliser davantage, le volume du commerce international et les flux des mouvements de capitaux pourraient se contracter, ce qui aurait un impact désastreux sur la croissance de l'économie mondiale.
Conclusions
Dans l'état actuel des choses, malgré les efforts déployés, les espoirs d'une solution rapide à la guerre par procuration en Ukraine et un arrêt des tensions croissantes au sujet de Taïwan, ne semblent guère encourageants.
Premièrement, si les grandes puissances qui se cachent derrière leur veto au Conseil de sécurité de l'ONU ne peuvent pas contribuer à la paix dans le monde, elles devraient au moins ne pas activement contribuer à la guerre. Malheureusement, les Nations Unies, au 21e Siècle, sont devenues le tapis sur lequel les grandes puissances s'essuient les pieds.
Deuxièmement, avec ses guerres par procuration, le gouvernement étasunien devrait savoir que ce faisant, il perd beaucoup de son ascendant moral et de son influence dans le monde. Et on sait pourquoi : la politique étrangère actuelle d'inspiration néoconservatrice de l'administration Biden, laquelle consiste à utiliser l'OTAN comme principal instrument d'intervention dans le monde, en particulier dans les conflits par procuration avec la Russie et avec la Chine, tout en snobant les Nations Unies et sa Charte, comporte de grands risques et peut, à la longue, se révéler être une très mauvaise idée.
Une telle politique a pour effet d'isoler les États-Unis et leurs alliés de l'OTAN du reste du monde. En bout de ligne, cela est de nature à saper leur légitimité, leur efficacité et leur influence, à l'extérieur du cercle restreint de l'Amérique du Nord et de l'Europe. Poussée à l'extrême, une telle orientation risque de conduire au démantèlement du cadre institutionnel mondial, établi au lendemain de la seconde Guerre mondiale.
Troisièmement, si l'on ajoute à l'équation le danger toujours menaçant d'une guerre nucléaire, il semblerait évident pour des esprits éclairés qu'une paix négociée en Ukraine, serait préférable à une guerre meurtrière désastreuse et sans fin, avec peu de gagnants, sauf les fabricants d'armements, et beaucoup de perdants.
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Le Prof. Rodrigue Tremblay est professeur émérite d'économie à l'Université de Montréal et lauréat du Prix Richard-Arès pour le meilleur essai en 2018, La régression tranquille du Québec, 1980-2018, (Fides). Il est titulaire d'un doctorat en finance internationale de l'Université Stanford.
On peut le contacter à l'adresse suivante : rodrigue.tremblay1@gmail.com
Il est l'auteur du livre de géopolitique Le nouvel empire américain et du livre de moralité Le Code pour une éthique globale, de même que de son dernier livre publié par les Éditions Fides et intitulé La régression tranquille du Québec, 1980-2018.
Site internet de l'auteur : http://rodriguetremblay.blogspot.com
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Mis en ligne, le mercredi, 17 mai 2023.
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