Vendredi, le 2 mars 2018
À toutes fins utiles, le système de gouvernement américain est en
panne. Comment et pourquoi ?
Par
le Professeur Rodrigue Tremblay
Auteur
du livre « Le
nouvel empire américain » et du livre « Le
Code pour une éthique globale ».
« Des évènements malheureux à l’étranger nous enseignent de
nouveau deux simples vérités sur la liberté d’une peuple démocratique. La
première vérité c’est que la liberté d’une démocratie n’est pas en sécurité si
le peuple tolère le développement d’un pouvoir privé au point qu’il devienne
plus fort que l’État lui-même. Ceci, par essence, est le fascisme – c’est-à-dire
la prise de propriété du gouvernement par un individu, un groupe, ou par tout
autre pouvoir privé de contrôle. » Franklin D. Roosevelt (1882-1945) 32e
président étasunien (1933-1945),
(dans ‘Message au Congrès pour
enrayer les monopoles’, le 29 avril, 1938)
« Lorsque la spoliation est devenue le moyen d’existence d’une
agglomération d’hommes unis entre eux par le lien social, ils se font bientôt
une loi qui la sanctionne, une morale qui la glorifie. »
Frédéric Bastiat (1801-1850), économiste français, homme
d’état et auteur.
« Le pouvoir tend à corrompre, et le pouvoir
absolu corrompt absolument. Les grands hommes sont presque toujours mauvais,
même lorsqu’ils exercent leur influence et non leur autorité; c’est encore plus
vrai quand vous ajoutez la forte tendance ou la certitude de la corruption par
l’autorité. » Lord Acton
(John E. Dalberg) (1834-1902), historien anglais, homme politique et écrivain.
« La vérité c’est qu’il y a très peu de
membres [du Congrès américain] que je
pourrais même nommer ou à qui je pourrais penser qui n’ont pas participé, d’une
façon ou d’une autre, à ce système [de corruption à Washington
D.C.]. » Jack Abramoff, lobbyiste professionnel, (propos tenus lors de
l’émission de CBS ‘60 Minutes’, dimanche, le 6 nov. 2011).
« Présentement, [les États-Unis] sont devenus une oligarchie qui repose sur
une corruption politique illimitée, laquelle domine le processus de nomination
du président, de même que celui de son élection. Et cela vaut aussi pour les
gouverneurs des états et pour les sénateurs américains et pour les membres de
la Chambre des Représentants... Par conséquent, il faut se rendre à l’évidence
que les donateurs de fonds électoraux imposent une subversion complète de notre
système politique... Les politiciens tant démocrates que républicains
considèrent que ce flot d’argent illimité est un grand avantage pour
eux-mêmes. » Jimmy Carter
(1924- ), 39e
président étasunien (1977-1981), (propos tenus lors d’une entrevue
radiophonique, le mardi 28 juillet, 2015)
Le
17 janvier 1961, le Président Dwight
D. Eisenhower (1890-1969), 34e
président étasunien (1953-1961), un général cinq étoiles,
prononça un discours
de fin de mandat, lequel a retenti au
cours des ans.
À cette occasion, il a non seulement averti ses
concitoyens du menace d’un « complexe
militaro-industriel », qui pourrait “mettre en danger
nos libertés et nos processus démocratiques”, mais il a
aussi formulé un souhait, à savoir que “nous voulons que la
démocratie survive pour les générations à venir.”
Plusieurs ont remarqué, cependant, que depuis
les années 1980, quelque chose d’important s’est produit aux États-Unis :
c’est tout le système politique étasunien qui est tombé aux mains d’une
oligarchie financière sans scrupules, avec le résultat que la majorité des
Américains ne peuvent recevoir de leur gouvernement les services essentiels
auxquels ils ont droit.
Cela s’explique par le fonctionnement d’un cycle
politique de corruption, à travers duquel les super riches sont en mesure de
corrompre à leur guise le système politique et les institutions politiques.
Avant les années 1980, le système américain de
gouvernement fonctionnait raisonnablement bien selon les principes dictés par
la constitution américaine et en conformité avec le principe démocratique
éloquemment exprimé par le président Abraham Lincoln (1809-1865), quand ce
dernier déclara que le gouvernement américain était « un gouvernement du peuple, par le peuple, et pour le peuple »,
soumis aux votes des citoyens qui élisent les dirigeants et qui appuient les
politiques qui favorisent le bien commun.
La constitution américaine est l’une des plus vieilles
La démocratie américaine est
l’une des plus vieilles. En effet, la Constitution
des États-Unis est la plus ancienne constitution
écrite présentement en vigueur dans le monde. Elle fut approuvée le 17
septembre 1787, après trois mois de débat, à Philadelphie, en Pennsylvanie, et
elle est entré en vigueur le 4 mars 1789.
C’est une
constitution de type fédéral, laquelle a conduit à la mise en place d’un
gouvernement fédéral fort, mais selon le principe de la séparation des
pouvoirs. Au niveau fédéral, son but recherché était d’établir un système
complexe d’équilibre entre une branche exécutive dirigée par un président, une
branche législative dotée de deux chambres élues, lesquelles constituent le
Congrès américain, et une branche judiciaire composée d’une Cour suprême des
États-Unis et d’autres tribunaux subalternes. L’objectif visé était de pouvoir
empêcher l’émergence d’une tyrannie. Les états américains déléguèrent un
certain nombre de pouvoirs au gouvernement central, mais les pouvoirs résiduels
demeurent toujours la prérogative des états.
De plus, il s’agit d’une constitution qui garantit les
droits politiques fondamentaux, tels que la liberté d’expression, la liberté de
religion et la liberté de la presse, ainsi proclamés dans vingt-sept
amendements. Les dix premiers amendements sont connus sous le vocable de
Déclaration des droits et ils ont été ratifiés et adoptés en 1791, tandis que
les dix-sept autres amendements ont été adoptés au fil du temps, entre 1795 et
1992.
Fondamentalement, la constitution américaine fut un compromis entre les
idées politiques d’Alexander Hamilton (New York) et celles de Thomas Jefferson
(Virginie). Les fédéralistes, dirigés par Hamilton, favorisaient un fédéralisme
centralisé et ils étaient soutenus par les commerçants et le monde industriel.
Les anti-fédéralistes, sous la gouverne de Jefferson, souscrivaient au principe
d’un fédéralisme décentralisé et ils défendaient les prérogatives des états.
Ils étaient appuyés en cela par le monde rural. Au fil des ans, les
transformations économiques et technologiques, et diverses décisions
judiciaires en faveur du gouvernement central, ont fait en sorte de faire pencher
la balance en faveur des idées d’Alexander Hamilton, ce qui a donné un
gouvernement américain central fort, presque aristocratique, et centralisé.
Les réformes
électorales promulguées par le président républicain Teddy Roosevelt
Cependant, depuis les années 1980, il y a eu un
changement fondamental dans le fonctionnement des institutions politiques
américaines. Et ce n’est pas seulement une question de changement dans la façon
de délivrer les services publics, comme certains l’ont souligné. C’est un changement
profond dans le fonctionnement même du système politique étatsunien, et surtout
dans la manière que les citoyens ordinaires choisissent leurs représentants
élus et dans la façon dont ils leur transmettent leurs demandes, leurs souhaits
et leurs besoins. C’est cette influence démocratique qui s’est grandement
atténuée au fil des ans.
En effet, pendant la plus grande partie du
vingtième siècle, au cours duquel le niveau de vie des Américains s’est
considérablement accru, il existait aux États-Unis un système de lois et de
pratiques qui sauvegardait le caractère sacré du système électoral, en tant
qu’expression suprême des choix des citoyens. Les personnes morales ou légales,
telles que les grandes entreprises, les méga banques ou d’autres organisations
ne pouvaient utiliser leur richesse pour subjuguer la voix des électeurs et
venir ainsi dévaloriser le principe démocratique.
En 1905, par
exemple, le président Teddy
Roosevelt (1858-1919), un républicain, énonça dans son discours annuel
au Congrès, les grandes lignes du principe démocratique selon lequel « toutes les contributions monétaires des
grandes entreprises à un parti politique ou à toute autre fin électorale
doivent être interdites par la loi. » En 1906, Roosevelt fut encore
plus explicite, en déclarant : « je
recommande à nouveau une loi interdisant à toutes les grandes sociétés
commerciales ou industrielles de contribuer directement aux dépenses
électorales de n’importe quel parti politique... Il faut laisser les individus
faire les contributions qu’ils veulent ; mais interdisons d’une façon
efficace à toutes les entreprises de contribuer, directement ou indirectement,
à des fins politiques. » Le 26 janvier 1907, le président Roosevelt
signa une loi historique, la Loi
Tillman, qui fut la première législation aux États-Unis qui interdisait
les contributions monétaires des grandes sociétés et des grandes banques aux
campagnes électorales nationales.
Comment la Cour suprême des États-Unis a modifié le
système électoral américain
Cependant, le 21
janvier 2010, la Cour suprême des États-Unis a choisi d’annuler la plupart des
lois qui limitaient le rôle de l’argent des grandes sociétés dans les élections
américaines depuis plus d’un siècle. En effet, le principe plus que centenaire
mis de l’avant par le président Theodore Roosevelt, lequel avait prévalu
jusqu’alors, et selon lequel « aucune
société commerciale ou industrielle ne doit être considérée comme ayant les
mêmes droits que ceux d’un citoyen ordinaire et être autorisée à lever des
fonds illimités pour le financement des activités politiques, tant au niveau
fédéral qu’à celui des états et des municipalités » fut aboli et jeté
aux orties.
En effet, avec leur jugement dans l’affaire ‘Citizens
United’, le juge en
chef John Roberts et quatre autres juges ont créé une véritable révolution dans
le système électoral américain. Ils ont mis de côté les précédents historiques
et le principe de la retenue judiciaire, et ils ont donné une interprétation
radicalement favorable aux grandes entreprises au Premier Amendement de la
constitution américaine, concernant la liberté d’expression. Ils ont déclaré
que les « grandes sociétés
commerciales et industrielles » et autres organisations légales sont
en fait des « personnes »,
qui ont les mêmes droits que les citoyens ordinaires et qui donc peuvent
participer financièrement, sans limites, aux campagnes électorales.
En conséquence, depuis la décision de 2010 de la Cour
suprême américaine, le préambule
de la Constitution des États-Unis, lequel dit « Nous le peuple des États-Unis, en vue de
former une union plus parfaite... » devrait peut-être être changé et
dire « Nous les grandes sociétés
commerciales et industrielles d’Amérique... etc. », afin de refléter
pleinement la nouvelle philosophie politique de la majorité conservatrice de
cinq membres de la Court Roberts. En effet, le type de gouvernement que la
majorité de la Cour Roberts veut permettre par sa décision du 21 janvier 2010
est essentiellement « un
gouvernement des grandes sociétés, par les grandes sociétés et pour les grandes
sociétés ».
De nos jours, le gouvernement américain est plus
centralisé et plus corrompu que jamais
En effet, au
cours du dernier quart de siècle, il s’est produit un coup d’état tranquille
aux États-Unis, quand des intérêts financiers d’extrême droite ont pris le
contrôle du système politique américain. Cela n’inclut pas seulement le Congrès
américain; cela englobe également la Maison blanche et la Cour suprême des
États-Unis. Les oligarques milliardaires sont présentement aux commandes aux
États-Unis et ils font à peu près ce qu’ils veulent avec le gouvernement,
indépendamment de ce que les gens ordinaires pensent ou veulent. C’est un
retour à la situation qui prévalait pendant la dernière partie du 19e
siècle quand ce qu’on appelait alors les ‘Robber Barons’ pouvaient acheter les politiciens, gonfler la dette
publique et piller les deniers publics à volonté, tout en manipulant sans
scrupules les marchés et en abusant des consommateurs.
Aujourd’hui, les
gens ordinaires veulent la paix, mais les oligarques, et
cela inclut Donald
Trump, veulent la guerre, une guerre perpétuelle. Dans un tel contexte
belliqueux, ils veulent être en mesure de se remplir les poches avec une industrie
de la guerre qui étend ses tentacules partout dans le monde.
Les gens ordinaires veulent des services sociaux
et veulent réduire la pauvreté,
mais les oligarques veulent réduire l’influence du gouvernement, réduire les
impôts et garder les politiciens corrompus sous leur férule.
Les gens ordinaires veulent que leurs enfants
soient protégés et soient en sécurité, et ne soient point la cible d’armes à
feu lorsqu’ils vont à l’école; mais les oligarques, les fabricants et les
organisations extrémistes veulent être en mesure de mousser la vente des armes
d’assaut de type militaires à tous ceux qui ont
les moyens de se les procurer. La plupart des politiciens américains, en effet,
font preuve de lâcheté quand vient le temps de suivre l’exemple de nombreux pays
en proscrivant les armes
d’assaut de
type militaire.
Les gens ordinaires veulent vivre dans un
environnement propre, mais les oligarques veulent être libres de polluer et de
poursuivre leurs propres intérêts privés aux dépens de l’intérêt général.
La plupart des gens ordinaires défendent la
primauté du droit et la démocratie, mais les oligarques préfèrent un système
plus proche de la ploutocratie, dans lequel leur argent a une grande influence
politique. L’influence potentiellement très corruptrice de l’argent est devenue
de plus en plus une réalité qui s’impose dans la politique américaine, et cela
été ouvertement causé par des jugements
de la Cour suprême dirigée par le juge
Roberts, notamment, comme nous l’avons vu, en statuant en faveur des
super riches et des grands groupes d’intérêts privés, contre l’intérêt général.
Il n’est donc guère surprenant que les Américains aient de moins en
moins confiance dans leur gouvernement. On observe, en effet, un déclin
continuel de cette confiance depuis un demi-siècle. Selon le Pew
Research Center d’affaires publiques, alors qu’en 1958,
73 % des Américains disaient faire confiance au gouvernement de Washington
D.C., ce pourcentage était tombé à seulement 18 %, en 2017. Cela
représente une énorme érosion de la confiance du public étasunien dans le
gouvernement, en un peu moins de soixante ans. Cela pourrait être qualifié d’un
changement générationnel de grande ampleur et d’un ras-le-bol généralisé.
Quelles sont les
conséquences d’un tel déplacement vers moins de démocratie ?
• Les Américains sont les
moins susceptibles d’exercer leur droit de vote : lors des élections de
2016, seulement 55,7 %
des citoyens éligibles ont voté, contre une moyenne de 75 % dans
les autres pays de l’OCDE.
• Aux États-Unis, la politique est présentement un
jeu d’homme riche : dans la pratique et dans la plupart des cas, aucun
citoyen américain non riche ne peut espérer être élu dans le système politique
américain actuel, à moins qu’il n’accepte de devenir une prostituée politique
des grands intérêts financiers et des lobbies. De plus, les citoyens ordinaires
ne peuvent espérer redresser la situation, par eux-mêmes.
• Peut-être encore plus
significatif, il est devenu de plus en plus difficile de faire adopter des lois
par le gouvernement pour améliorer le bien commun et promouvoir le bien-être
général des citoyens ordinaires. Les lobbies riches, les grandes entreprises et
les méga banques, soutenus par des médias très concentrés et partisans,
tiennent le haut du pavé dans tout ce que fait le gouvernement. Ces puissants
lobbies poussent les États-Unis à dépenser plus pour leur secteur
militaire que la Chine, l’Arabie saoudite, la Russie, le
Royaume-Uni, l’Inde, la France et le Japon réunis.
• Il n’est pas surprenant,
par conséquent, que les disparités de revenu et de richesse aux États-Unis
soient devenues indécentes et en croissance. Le Centre
Stanford sur la pauvreté et l’inégalité a classé les États-Unis comme le pire sur
ce point, parmi les 10 pays les plus riches. La moitié de la population
américaine vit actuellement soit dans la pauvreté ou est classée comme étant de
faible revenu, selon les données du recensement américain, tandis que la classe
moyenne américaine est en perte de vitesse, selon des enquêtes menées par le Pew
Research Center. Pour comparer les inégalités
de revenu et de richesse qui prévalent présentement aux États-Unis, il
faut remonter 100 ans en arrière, soit juste avant la Grande Dépression.
Aujourd’hui, il y a moins de mobilité sociale aux États-Unis et le tissu social
est de plus en plus désorganisé.
Il faut craindre une chute dans la cohésion
sociale d’un pays quand les inégalités
de revenu et de richesse deviennent trop importantes. Cela a été un problème
endémique en Amérique du Sud pendant de nombreuses années. Aujourd’hui,
c’est devenu un grand problème social et économique aux États-Unis.
• Les États-Unis a le taux
d’incarcération le plus élevé au monde, devant le Cuba, El Salvador, le
Turkménistan, la Fédération de Russie et la Thaïlande. Son taux est près de 5
fois supérieur à la moyenne de l’OCDE.
• Un autre signe inquiétant : l’espérance
de vie à
la naissance a chuté aux États-Unis pour la deuxième année consécutive en 2016,
du fait de la hausse vertigineuse de 21 % du taux de mortalité due aux
surdoses de drogues, selon les Centres de contrôle des maladies et de la
prévention. C’est la première fois, depuis 1962 et 1963, deux années où la
grippe a causé un nombre élevé de décès, que les États-Unis connaissent deux
années consécutives de baisse de l’espérance de vie.
Conclusion
Depuis les années
1980, un cercle vicieux de corruption politique s’est établi à demeure aux
États-Unis, et, en se renforçant, il a produit des effets sociaux négatifs.
C’est un cycle de corruption qui a permis à l’establishment financier de
resserrer son emprise sur les grandes institutions américaines de la
présidence, du Congrès américain et de la Cour suprême des États-Unis. Un tel
cycle de corruption politique tend à se renforcer de lui-même et, au fur et à
mesure qu’il devient de plus en plus général et enraciné, il devient aussi très
difficile de le briser et d’inverser la tendance.
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Rodrigue Tremblay est professeur émérite d’économie à l’Université de Montréal et un ancien ministre dans le gouvernement québécois.
On peut le contacter à l’adresse suivante : rodrigue_tremblay@yahoo.com.
Il est l’auteur du nouveau livre « La régression tranquille du Québec (1980-2018 »
et des livres « Le nouvel empire américain » et « Le Code pour une éthique globale».
et des livres « Le nouvel empire américain » et « Le Code pour une éthique globale».
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Mis en ligne, le
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