Par Rodrigue Tremblay, professeur émérite de l’Université
de Montréal, économiste et ancien ministre, auteur du livre « La régression
tranquille du Québec, 1980-2018 » (Fides)
Samedi, le 13 avril 2019
On ne réalise pas pleinement combien les changements
apportés à la constitution canadienne par le « coup de force » constitutionnel de 1982, de même que par certaines
politiques du gouvernement fédéral par après, ont mis le peuple québécois sur
la défensive. Tout a commencé lors de ce qui est connu comme la « nuit des longs couteaux », des 4-5 novembre 1981. C’est à cette date que le
gouvernement fédéral de Pierre-Elliott Trudeau a conclue une entente
constitutionnelle, après des tractations avec les premiers ministres des
provinces à majorité anglophone, mais sans la participation du premier ministre
du Québec, la seule province canadienne à majorité francophone.
Par cette entente sans et contre le Québec, il y avait
le rapatriement de l’Acte constitutionnel de 1867 du Parlement britannique, lequel
servait de constitution au Canada, et dans lequel étaient consacrés les
pouvoirs exclusifs du Québec de légiférer sur les matières de « propriété et les droits civils »
(Art, 92), d’éducation (Art. 93), et, en collaboration avec le gouvernement fédéral,
« faire des lois relatives à l’agriculture
et à l’immigration » (Art, 95).
Mais l’entente entre le gouvernement fédéral et les
provinces anglophones allait beaucoup plus loin. En réalité, elle contenait des
dispositions qui pouvaient contredire la souveraineté du Parlement du Québec en
matière de droits civils, notamment en ce qui concerne la langue et l’éducation,
et par extension, à la culture et à la religion.
En effet, la tractation la plus importante entre les
premiers ministres, mais à l’exclusion du premier ministre du Québec, visait à
introduire dans la constitution une « charte
canadienne des droits et libertés », essentiellement axée sur les
droits individuels et sans référence explicite aux droits collectifs des
Canadiens français en général et des Québécois en particulier, et soumise à l’interprétation
des tribunaux; le tout en échange d’une « disposition de dérogation » (clause dérogatoire ou
nonobstant), pouvant être renouvelée tous les cinq ans. —Cette dernière
disposition visait à éviter que les parlements élus démocratiquement soient
sous la tutelle absolue de tribunaux non élus.
Pour le Québec, cette entente entre les gouvernements à
majorité anglophone du Canada a représenté un énorme recul constitutionnel et
la négation de droits collectifs qui remontaient jusqu’à l’Acte de Québec de
1774, notamment en matière de droits civils. C’est pourquoi tous les partis
politiques au Québec ont dénoncé cette entente hostile au Québec lorsqu’elle
fut constitutionnalisée en grandes pompes le 17 avril 1982, en présence de la reine d’Angleterre, Élisabeth II, ci-devant
aussi reine du Canada par extension.
À cette occasion, par exemple, M. Claude Ryan, chef
officiel du camp du Non lors du référendum québécois du 20 mai 1980, déclara
son opposition en refusant de participer à la signature de l’entente, et déclara
que la Loi constitutionnelle de 1982 était « incomplète et imparfaite », parce qu’elle n’avait « été approuvée ni par le gouvernement du
Québec, ni par l’Assemblée nationale du Québec ».
Un net
recul démocratique
En effet, l’entente constitutionnelle de 1981-1982 n’a
jamais été approuvée, ni par la population canadienne dans son ensemble, ni
par la population québécoise, lors d’un référendum constitutionnel à cet
effet, comme les règles démocratiques modernes l’exigent partout dans le
monde. En fait, elle ne fut adoptée que par des politiciens temporairement en
poste à ce moment précis de notre histoire. Ce fut un premier recul démocratique.
Le deuxième recul démocratique découle de l’assujettissement
du politique au juridique en transférant à des juges non élus des pouvoirs et
prérogatives qui étaient auparavant, selon les principes politiques
britanniques, l’apanage exclusifs des parlements élus, et dont certains
remontent jusqu’à la Magna Carta de 1215.
Le troisième recul démocratique a été celui du
Québec et de sa population car l’entente constitutionnelle de 1981-1982 s’est
essentiellement faite contre le Québec et contre son parlement, sans l’avis et
le consentement de son gouvernement, et encore moins de sa population qui n’a
jamais été consultée expressément sur son adoption. C’est pourquoi l’Assemblée
nationale du Québec n’a jamais approuvé l’Acte constitutionnel de 1982 de manière
formelle et l’a, au contraire, dénoncé à l’unanimité, le 17 avril 2002.
Pour toutes ces raisons, l’Acte constitutionnel
de 1982 est peut-être étroitement « légal », mais il est démocratiquement
illégitime, tant à cause de l’absence d’une prise en considération explicite
des droits collectifs des Canadiens français en général et du peuple québécois
en particulier, que de la procédure peu démocratique suivie pour son adoption.
Conclusion
En vertu de ce qui précède, on doit conclure
que la seule clause dans l’Acte constitutionnel de 1982 qui permet à un
gouvernement élu démocratiquement au Canada de se soustraire à la tutelle
absolue de juges non élus, en matière de droits civils, est la clause dérogatoire
prévue à son article 33. Un gouvernement québécois qui ne s’en prévaudrait pas,
alors qu’on lui a retiré de force des droits et prérogatives importants et
reconnus historiquement, manquerait à ses devoirs et à ses responsabilités.
Ceux et celles qui s’opposent au projet de loi 21 du gouvernement du Québec, lequel
proclame la laïcité de l’État du Québec, devraient étudier l’histoire. Il est
faux de croire que dans une démocratie, ce soit des chartes imposées et des
juges non élus qui aient le dernier mot. Le peuple est souverain et, règle générale,
il appartient au gouvernement élu de légiférer en toute légitimité démocratique.
Depuis l’adoption de l’Acte
constitutionnel imposé en 1982, le gouvernement du Québec, bien malgré lui, a été
placé sur la défensive et le peuple québécois s’est retrouvé, bien malgré lui
aussi, en situation de légitime défense face aux nombreuses attaques dont il a été,
et est encore la victime, à cause de différentes politiques imposées de l’extérieur.
Ce sont ces politiques qui menacent à terme la pérennité de la seule société à
majorité francophone en Amérique du nord, et qui doivent être corrigées.
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